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Vers un éco-socialisme au Rojava?

Homme tenant un drapeau.

Depuis 2016 est menée au Rojava, région kurde située au nord-ouest de la Syrie, une “expérimentation démocratique exceptionnelle” mêlant à la fois révolution sociale et écologique, en plein contexte de guerre civile.

Le projet d’un Rojava autonome n’est pourtant pas si récent. Les Kurdes, qui constituent aujourd’hui le plus grand peuple sans État (près de 35 millions de personnes), luttent pour leur indépendance depuis la chute de l’empire ottoman, il y a tout juste un siècle.

Ni arabes, ni turques, ni encore perses, les kurdes seraient les descendants mythiques des mèdes, empire ayant prospéré au VIIème siècle avant JC. Ils parlent des langues indo-européennes, et sont majoritairement de confession musulmane sunnite, bien qu’ils coexistent pacifiquement avec une multitude d’autres religions, comme les yézidis, les alévis, ou encore les chrétiens.

Si la formation d’un Etat Kurde semble très peu probable à l’heure actuelle, la population étant répartie sur quatre pays (Irak, Iran, Syrie, Turquie), un véritable processus d’autonomisation est à l’œuvre. En Irak d’abord, où la chute de Sadam Hussein en 2003 fut suivie d’un référendum reconnaissant l’indépendance des kurdes, et en Syrie désormais, de par le rôle qu’ils ont joué dans le conflit armé.

Frise chronologique du Rojava dans le conflit syrien

Ainsi, la victoire triomphante des forces du PYD (Parti de l’Union Démocratique Kurde) sur l’Etat Islamique engendra non seulement l’attention de la communauté internationale, mais également la mise en place d’un véritable projet démocratique au Rojava, avec la proclamation d’un Contrat Social en 2014.Cette nouvelle constitution s’est très largement inspirée des travaux du leader kurde Abdullah Öcalan, fondateur du PKK, emprisonné depuis 1999 sur l’île turque İmralı. A partir d’échanges épistolaires avec le philosophe américain Murray Bookchin, Öcalan théorise le confédéralisme démocratique, nouveau système politique mêlant démocratie directe et participative au sein d’une société autogérée et articulée autour de trois grands piliers: l’anti-nationalisme, le féminisme et l’écologie.

Articles du nouveau contrat social.

Pour Bookchin comme pour Öcalan, la crise environnementale représente le plus grand défi de notre époque, et ne peut être surmontée sans d’abord renverser les rapports sociaux de pouvoir et de domination.
En effet, les sociétés humaines, qui se sont complexifiées et hiérarchisées de façon extrême au cours de l’histoire, ont parallèlement à cela perdu le lien étroit qui les unissait à la nature.

Il existe plusieurs facteurs d’explications à cette évolution. D’abord, la montée en puissance des Etats a causé la perte des connaissances traditionnelles locales en lien avec la nature par la centralisation de l’agriculture, l’expropriation des terres, ou le colonialisme et les diverses destructions qu’il engendra dans les pays du Sud, pour ne citer que ces exemples. Ensuite, l’avènement de la science comme méthode d’explication du monde, associée à la montée du capitalisme comme nouvelle croyance mondiale, n’a fait que renforcer la perte du lien qui unissait l’homme à son environnement.

L’intérêt d’une écologie sociale, au-delà de protéger la nature et les dommages que nous lui infligeons, serait donc de “recréer la balance entre les populations et la nature”.Elle encourage à concevoir l’humain comme forme de vie qui “par son pouvoir créatif, peut contribuer grandement à l’amélioration du monde naturel dans son ensemble”. Cela suppose donc d’aller au-delà de la science et la technique comme unique solution et de croire en nous-même.

“Une politique qui promet de nous sauver de la crise actuelle ne peut conduire à un système social correct que si elle est écologique”.
Abdullah Ocalan

Si ce projet peut sembler utopique pour beaucoup, ce n’est pas le cas pour les kurdes du Rojava, qui travaillent à la transition démocratique et écologique du pays depuis la révolution. Ainsi, début 2018, le Comité pour l’écologie du canton Cizirê et la Commune internationaliste du Rojava ont lancé un appel afin de soutenir les travaux écologiques dans le Nord de la Syrie et créer ainsi un réseau d’échanges entre tous les individus, collectifs et mouvements investis dans des luttes similaires partout dans le monde. C’est ainsi qu’est née la campagne internationale Make Rojava Green Again, qui se divise en trois volets :

  • L’éducation : À tous les niveaux de la société, par des expériences concrètes en milieu naturel, de manière à mettre un terme à l’aliénation des humains vis-à-vis de la nature. Ainsi, à l’académie internationaliste, les volontaires sont formés à la démocratie radicale, à la libération des femmes, ainsi qu’à la langue et à la culture kurde. Il est également possible d’assister à des conférences et des séminaires sur la société écologique de demain et les moyens d’y parvenir. Parallèlement à cela, l’académie met aussi en place des partenariats avec des structures locales d’éducation, pour permettre aux enfants d’être formés à la préservation de l’environnement, et de mettre en pratique cet apprentissage par la création de jardins et potagers ou par des excursions en milieu naturel.
  • Les travaux pratiques: Mettre les mains dans la terre est indispensable si l’on souhaite mettre fin aux pratiques destructrices de la modernité capitaliste. Les internationalistes sont donc tous incités à développer un lien profond avec la nature et la société qui les entourent, à travers des projets de pépinières et de reboisement notamment. L’académie a ainsi créé une coopérative arboricole à but non lucratif, ayant comme objectif le reboisement des berges et la plantation de plus de 100 000 arbres dans la réserve naturelle d’Hayaka, récemment créée. Il existe enfin de nombreux projets liés à la gestion des déchets et de l’eau, incluant la valorisation des pratiques de compostages, de recyclage, séparation et réutilisation des eaux usées, etc.
  • L’appel à la solidarité internationale: Pour gagner en reconnaissance et en soutien, la campagne a pour objectif de relier les entités communales locales qui agissent dans le nord de la Syrie au reste de la communauté internationale, via des réseaux d’experts, de chercheurs, d’organisations ou encore de grandes institutions.

Si cet équilibre démocratique semble avoir remporté un certain succès, il reste néanmoins très fragile. Le Rojava est en effet sous l’embargo total de ses voisins, ce qui limite la capacité d’innovation et d’adaptation des populations locales. Il a de plus dû faire face à de nombreux préjudices écologiques durant la guerre, dont les conséquences à long terme sont toujours inconnues. Par exemple, l’utilisation par la coalition internationale de cartouches d’uranium appauvri a été la cause de graves problèmes de santé, car leurs résidus contaminent l’environnement pendant très longtemps. L’État islamique, quant-à-lui, allumait de géants brasiers, alimentés en pétrole, en plastiques et en déchets divers, pour pouvoir se dissimuler lors de raids aériens. La dynastie el-Assad, en plus d’avoir toujours imposé une politique de déforestation et monoculture (champs de blé et oliveraies, principalement), a largement encouragé l’épandage de pesticides, herbicides et engrais dont les effets toxiques étaient dissimulés. Enfin, la construction de barrages turques en amont de l’Euphrate a privé la région de la majorité de ses ressources hydriques. Au Rojava, l’écologie est donc bel est bien un espace de lutte.

Enfin, il est nécessaire de rappeler la constante menace géopolitique qui pèse sur la région. Dans une tribune du journal Reporterre, elle est exprimée ainsi : “La Turquie et ses mercenaires islamistes, chaque jour, bombardent les villes et villages dans le nord du Rojava, préparent une quatrième invasion après celles qui ont conduit à l’occupation du triangle Azaz-Bad-Jarablous en 2016, du canton d’Afrin en 2018 et de la bande Girê Spî-Serêkaniyê en 2019. Si rien ne bouge du côté de la société civile, si les instances politiques internationales regardent ailleurs, surtout si les États garants du cessez-le-feu de 2019 — Russie et États-Unis — trahissent une fois encore Kurdes et Arabes, il en sera fini de cette expérience politique, riche d’enseignements tant pour les démocrates que pour les révolutionnaires, de « cette étrange unité qui ne se dit que du multiple », dont Gilles Deleuze et Félix Guattari n’imaginaient pas qu’elle se réaliserait au cœur de ce Proche-Orient si peu libertaire”.

Pour aller plus loin :

Fondation Institut Kurde de Paris
Campagne Make Rojava Green Again
Commune internationaliste du Rojava
Tribune Reporterre en soutien au Rojava