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Le rôle des enjeux environnementaux dans la formation de la communauté globale autochtone

Cet article a été écrit dans le cadre d’un cours d’anthropologie au sein de l’Institut des Etudes du Développement (IEDES) de l’Université Paris 1. Il analyse la formation des communautés autochtones en un mouvement global lié par des enjeux de préservation à la fois culturelle et environnementale. Il a été co-écrit par Amaël Cognacq et Julie de Galard, étudiant.e.s en Master 2 de Développement Local.

Crédit : PARALAXIS / Shutterstock.com

Introduction

En janvier 2021, Raoni Metuktire, chef du peuple kayapo et figure des luttes pour la préservation des savoirs autochtones et de la forêt amazonienne, porte plainte à la Cour pénale internationale contre le président brésilien Jair Bolsonaro pour crimes contre l’humanité. Parmi les accusations du militant autochtone connu sur la scène internationale, on retrouve à la fois un laxisme du président, si ce n’est une incitation aux persécutions directes et indirectes faites aux peuples autochtones brésiliens, ainsi qu’à la déforestation à des fins de développement économique. Au Brésil comme ailleurs, les enjeux des peuples autochtones sont souvent entremêlés à des enjeux environnementaux. Ce lien étroit vient du fait non seulement des modes de vie de ces communautés, proches de la “nature,” mais également du rôle de conservateur (d’un patrimoine culturel et naturel) qui a été attribué à celles-ci.

Deux textes sont soumis à notre étude. Le premier est celui de François Verdeaux et Bernard Roussel, “Y a-t-il un autochtone dans l’avion ?”. L’anthropologue et l’ethnobotaniste, respectivement, explorent dans ce texte de 2006 l’historicité de la communauté globale autochtone, de la terminologie la regardant, de ses savoirs et de la formation de son identité sur la scène internationale. Le second est écrit par Irène Bellier et Veronica González-González en 2015. Intitulé “Peuples autochtones. La fabrique onusienne d’une identité culturelle”, cet article écrit par une anthropologue et une sociologue de la politique, revient sur les liens entre les peuples autochtones et l’ONU, notamment sur les questions de biodiversité.

À travers l’étude de ces deux textes, cette fiche de lecture vise à répondre à la problématique suivante : comment la thématique de la protection de l’environnement a-t-elle contribué à la formation et au renforcement du statut de la communauté autochtone aux échelles nationale et mondiale ? Nous analyserons l’histoire des termes pour parler des peuples autochtones puis étudierons comment s’est formée une communauté globale autochtone, son articulation avec les enjeux environnementaux, notamment en matière de savoirs naturalistes locaux, avant d’analyser enfin les rapports de forces nationaux et inter/transnationaux entre les peuples autochtones, les Etats et l’Organisation des Nations Unies.


1. Choix sémantiques : historicité des termes et autodétermination

Avant d’entrer en détail sur le processus de formation d’une communauté globale autochtone, il convient d’expliquer brièvement les choix terminologiques dans les textes soumis à notre étude, choix qui sont largement repris dans ce rapport.

Pour trancher la question du choix des dénominations de ces peuples, François Verdeaux et Bernard Roussel (2006) tentent de déconstruire l’appellation “autochtone”. Leur étude s’inscrit dans le prolongement de la démarche de l’anthropologie dynamique, datant du début du début des années 1980, où certain.e.s anthropologues s’essayaient à la déconstruction de la notion d’ethnie, principalement sur des terrains africains (Verdeaux et al. 2006, Amselle et al. 1985). En effet, deux décennies plus tard, les auteurs entament un exercice similaire, où le sujet à déconstruire est celui de “l’autochtone”, traduction de l’anglais “indigenous”. Le mot français “indigène” renvoie selon Verdeaux et Roussel (2006, 23) au passé colonial français. Bien que les auteurs soulignent que la notion plus contemporaine de “peuple autochtone” est élevée à une échelle globale, ils comparent les catégories d’ethnie et de “peuple autochtone” par leurs formes et leurs fonctions.

Dans l’étude de cette catégorie, les auteurs utilisent notamment un angle d’analyse géographique pour déterminer si le terme “autochtone” est doté d’une définition universelle ou si son intelligibilité varie d’un continent à l’autre. Ils choisissent comme objet d’étude l’Amérique Latine et l’Afrique en prenant en compte les conditions préalables propres à chaque territoire et en particulier les étapes notoires de leurs passés coloniaux et de leur construction nationale. On peut en effet admettre que les différences de temporalité et de logique coloniale sont notables, ce qui aurait un impact sur les formations des différentes nations, et ainsi sur la reconnaissance des minorités “ethniques” des deux côtés de l’Atlantique. Les auteurs rappellent que la colonisation des Amériques est une colonisation de peuplement contrairement à l’Afrique, ce qui, d’après les auteurs, explique “un décalage[…] entre les deux continents en matière de construction, d’usage, d’acceptation et d’instrumentalisation de la catégorie autochtone” (Verdeaux & Roussel, 2006, 17). En Afrique, le terme autochtone renvoie à “un sous-ensemble de la catégorie ethnie ou de la catégorie locale” (Ibid), une nomenclature que l’on ne retrouve pas en Amérique.

François Verdeaux et Bernard Roussel (2006), observent un changement du lexique employé par la communauté internationale pour faire référence aux peuples considérés comme “non modernes”. Ils évoquent que si le mot “ethnie” est devenu désuet, les organisations internationales et ONG emploient désormais une terminologie variée : “peuples et communautés autochtones, populations locales, peuples traditionnels, communautés incarnant des modes de vie traditionnels, ayant des pratiques ou expressions culturelles traditionnelles, détenant des connaissances (ou savoirs) autochtones”. Cependant, derrière ce changement de vocabulaire on pourrait argumenter dans le sens de Gilbert Rist (2013) que cela renvoie à une logique de dissolution des mots du développement, issue de la recherche de formulations consensuelles et plastiques. Finalement, si le terme autochtone nous paraît aujourd’hui plus approprié, les auteurs nous invitent à se demander si son sens est fondamentalement différent de celui “d’indigène” ou “d’ethnie”.

De plus, si la communauté internationale fait évoluer avec prudence des terminologies sujettes à débats, il est essentiel de s’attarder à l’auto-dénomination que ces peuples revendiquent d’eux-mêmes. Bellier & González-González (2015) indiquent que les peuples autochtones préfèrent ce termes à d’autres appellations qu’ils estiment minimisantes. En effet, le terme “peuple” est porteur de légitimité politique, en opposition à d’autres expressions tels que population, communauté, minorité ethnique, race nationale ou tribu” (ibid., 136). En particulier, c’est de que revendique Winona LaDuke lors de la Conférence des Nations unies sur les femmes, à Pékin :

“Nous ne sommes pas des populations, pas des minorités, nous sommes des peuples. Nous sommes des nations de peuples. Dans le droit international, nous répondons aux critères de l’État-nation, en possédant un système économique commun, une langue, un territoire, une histoire, une culture et des institutions de gouvernement” (p.136).

Bien que la désignation uniforme de ces communautés plurielles se heurte à l’hétérogénéité des peuples autochtones, ce qui intéresse les auteurs sont les convergences de leurs revendications à travers la formation de la communauté globale autochtone. D’une part, ce débat sémantique pour désigner les personnes autochtones fait écho à la préoccupation croissante de la communauté internationale pour la reconnaissance de droits envers ces communautés historiquement marginalisées et dominées par les puissances coloniales. D’autre part, c’est à travers le rassemblement des peuples autochtones que ces communautés sont parvenus à se constituer une identité commune afin de légitimer leurs revendications auprès des plus hautes instances internationales.


2. Formation de la communauté globale autochtone : liens symboliques, construction politique

Quand les intellectuels occidentaux observent et analysent les peuples réfractaires aux valeurs et modes de vies voulus universels des sociétés dites ‘modernes’, ancrées dans la mondialisation, leur objet d’étude représente environ 400 millions de personnes enclavées dans des États-nations sur tous les continents. Représentant 6% de la population mondiale, ces communautés fleurissent l’humanité d’une diversité de cultures, de langues, de croyances, de savoirs faire, et de diverses visions de la vie et de rapports au monde (France Culture, 2017).

Malgré leur grande diversité, les peuples autochtones s’unissent autour d’une vision du monde commune dotées de cosmovisions distinctes de celles du monde globalisé. En se constituant une identité partagée, les peuples autochtones défient, par leurs discours, une ontologie provenant de l’Occident et prétendument universelle. En effet, la parole autochtone marque une différence notoire avec “le monde des Etats” parce que “ses composantes expriment la diversité du monde”. Ils rompent avec les codes modernes de l’autorité légale-rationnelle et défendent d’autres formes de “spiritualité” (ibid., 136) et de rapports à l’environnement.

De plus, les peuples autochtones se rassemblent autour de revendications communes, empreintes de leurs visions et de leurs conditions de peuple invisibilisé et systématiquement discriminé. Mentionnons par exemple l’Australie où les peuples aborigènes représentent 2% de la population et 27% de la population carcérale (Australians Together, 2020), au Canada où les femmes aborigènes représentent 3% de la population féminine et 10% des femmes assassinées (NWAC, 2015), ou encore au Brésil où le gouvernement actuel a coupé les fonds de la FUNAI, l’institution publique de protection des autochtones et de leurs terres. La déforestation a augmenté de 54% depuis l’arrivée de Jair Bolsonaro, et avec cela l’invasion des terres autochtones, ce qui résulte en une hausse des assassinats envers les autochtones qui défendent leur accès à ces terres (Conte, 2019). Il suffit d’étudier la plainte pour crimes contre l’humanité déposée en janvier 2021 par le célèbre chef autochtone Raoni auprès de la Cour pénale internationale à la Haye pour comprendre l’implication du président brésilien dans la destruction de la forêt amazonienne à des fins d’exploitation agro-industrielle et la perpétration des violences envers les communautés autochtones (Fernando, 2021)&(Maupas, 2021).

L’adoption de la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones en Septembre 2007 marque une étape déterminante envers la reconnaissance de ces peuples. Au-delà d’institutionnaliser cette question, la Déclaration est porteuse de deux symboles puissants : “la production d’une identité commune et l’inscription de celle-ci dans un document de portée universelle” (Bellier & González-González, 2015, 133). Ainsi, les auteurs affirment que cet avènement marque un processus de production de symbole porté par l’ONU, insinuant que “la construction d’un espace pour les peuples autochtones dans le système international passe par des pratiques symboliques et langagières qui visent à poser les termes de nouveaux paradigmes politiques” (Bellier & González-González, 2015, 132). Premièrement, la reconnaissance des peuples autochtones par les nations unis est un symbole politique. En effet, cela entraîne une visibilité de ces peuples sur la scène internationale: ils sont représentés et ils ont une voix légitime. Deuxièmement, c’est un symbole juridique puisque c’est la première fois que des peuples, en tant que sujet collectif, acquièrent une personnalité juridique en droit international. De plus, cette reconnaissance leur octroie des droits réservés aux États tels que celui de “participer aux négociations de haut niveau et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes” (ibid., 135). Ce droit collectif est donc cédé comme moyen de protection envers ces populations. Dernièrement, la reconnaissance de ces peuples par l’ONU constitue un symbole narratif puisqu’il donne lieu à l’emploi d’un nouveau vocabulaire ce qui évoque la construction d’une nouvelle ère historique avec de nouveaux mots pour la compter.

Formée sur la scène onusienne, la communauté globale autochtone a pour point commun des visions du monde alternatives au consensus globalisé et des revendications communes à défendre. La construction de cette “communauté” transnationale relève d’une construction sociale et politique en une “communauté imaginée”, pour reprendre le terme de Benedict Anderson. Connu pour avoir analysé l’historicité de la nation et du nationalisme comme des constructions sociales, Anderson écrit en 1983 :

“Dans un esprit anthropologique, je proposerai donc de la nation la définition suivante : une communauté politique imaginaire, et imaginée comme intrinsèquement limitée et souveraine.”

Le concept de “communauté politique imaginaire” d’Anderson est repris par Bellier et González-González (2015, 136) pour analyser la formation de la communauté globale autochtone. Tout comme le nationalisme s’est formé sur la création d’une identité commune à travers la diffusion de normes provenant d’institutions nationales, le sentiment d’appartenance à la communauté globale autochtone est une construction diffusée par les agences onusiennes qui se veulent les alliées des peuples autochtones. Cette construction, encore inachevée, a une portée assurément politique puisqu’elle se base sur des revendications communes de souveraineté, ou tout du moins d’autodétermination, sur les différents territoires discontinus des peuples autochtones.


3. Protéger l’environnement : une mission ou un instrument pour la communauté globale autochtone ?

La formation d’une communauté globale autochtone et son empowerment au sein des instances onusiennes se sont articulés en lien avec le rôle de ces communautés dans la protection à l’échelle mondiale de l’environnement.

Ce lien entre autochtonie et conservation de la nature tient d’un renversement de paradigme dans les années 1980–1990. De nombreux pays adoptent durant ces décennies des politiques de décentralisation et les organisations internationales changent de discours sur le développement. Le ‘local’, et notamment les zones rurales, était jusqu’alors connoté plutôt péjorativement, car considéré comme arriéré, comme un espace à développer avec des politiques nationales. Durant ces décennies, le local est petit à petit réhabilité, son patrimoine reconnu et sa population davantage écoutée. La notion de participation populaire aux projets de développement conquiert les organisations internationales, que ce soit la Banque mondiale qui parle de participation des populations locales dans son rapport “Putting People First” de 1985 ou le PNUD dans son rapport “People’s Participation” en 1993. Il s’opère donc à cette période un changement profond de système de valeur et un regain d’intérêt pour les populations jusque là marginalisées dans les discours globaux sur le développement.

C’est dans ce contexte que se déroule en 1992 le sommet de la Terre à Rio de Janeiro, à l’issue duquel est signée la Convention sur la Diversité Biologique (CDB). L’ONU est alors dépositaire de la convention. L’article 8j qui y préfigure affirme le lien entre “communautés autochtones et locales” et “la conservation et l’utilisation durable de la diversité biologique” :

“Chaque Partie contractante, dans la mesure du possible et selon qu’il conviendra (…) Sous réserve des dispositions de sa législation nationale, respecte, préserve et maintient les connaissances, innovations et pratiques des communautés autochtones et locales qui incarnent des modes de vie traditionnels présentant un intérêt pour la conservation et l’utilisation durable de la diversité biologique et en favorise l’application sur une plus grande échelle, avec l’accord et la participation des dépositaires de ces connaissances, innovations et pratiques et encourage le partage équitable des avantages découlant de l’utilisation de ces connaissances, innovations et pratiques” (CDB, 1992, 6).

Quels sont les domaines de ces “connaissances, innovations et pratiques” ? Il s’agit notamment d’“élevage, pratiques culturales, médicinales mais aussi races et variétés domestiques locales, connaissances sur les flores, les faunes et les écosystèmes” (Ibid, 21) qui s’inscrivent dans une vision du monde qui diffère des normes mondialisées. Ces savoirs sur l’environnement, que Verdeaux et Roussel nomment “savoirs naturalistes locaux” (Ibid), sont le fruit de l’activité intellectuelle collective des communautés locales ; ils sont évolutifs, empreints d’une histoire composée des expériences et du milieu de chaque peuple. Ces savoirs-là sont ainsi valorisés à partir des années 1990 car ils représenteraient des solutions locales pour la préservation de la diversité biologique à l’échelle mondiale (Bellier & González-González, 2015, 139). En d’autres termes, la communauté internationale reconnaît l’importance des autochtones et de leurs savoirs locaux pour accomplir leurs objectifs de développement durable de la planète.

Le sommet de Rio marque un temps fort de ce changement de paradigme. Verdeaux et Roussel (2006, 20) notent :

“La volonté initiale de gérer la biodiversité au niveau international à travers des parcs nationaux et des réserves, sur une base scientifique et réglementaire, cède le pas à une coordination des accès et des usages locaux qui insiste sur des questions de partages et d’équité.”

Cette tendance se confirme en 2010 par l’adoption du protocole de Nagoya sur l’accès et le partage des avantages (APA) vis-à-vis de la biodiversité. Ainsi, on note que le changement de statut des de la communauté globale autochtone s’est opéré à l’international à travers la question de la diversité biologique.$


4. L’ONU : l’alliée des peuples autochtones face aux Etats ?

Il convient également d’étudier l’intérêt politique des communautés globales autochtones à intervenir sur les questions de biodiversité. Verdeaux et Roussel (2006, 29) observent que l’“arène environnementaliste (…) semble actuellement offrir à la construction de l’autochtonie des opportunités et des contenus nouveaux.” Outre l’apport direct de l’APA pour leurs peuples, leur organisation en un mouvement international reconnu par l’ONU a permis à la communauté globale autochtone d’étendre son domaine de compétence. Elle est ainsi consultée depuis les années 2000 sur un ensemble bien plus large de problématiques qui la concerne. L’approche par l’environnement a donc facilité un empowerment généralisé de cette communauté sur l’échiquier international.

De plus, Bellier et González-González (2015, 141) avancent que l’objectif de ces communautés est également “de redéfinir la place des entités qu’ils représentent dans les systèmes juridiques et constitutionnels nationaux”. La formation en une entité globale aura permis au mouvement autochtone d’observer les similarités des structures d’oppression et inégalitaires d’un pays à un autre telles que celles exposées plus haut. Ces discriminations aux formes diverses, dont celles d’atteintes au droit de propriétés foncière et intellectuelle sur la biodiversité sont facilitées par l’absence d’un cadre juridique et de la mise en place de processus de protection de ces communautés. L’anthropologue norvégien Saugestad, cité par Roussel et Verdeaux (2006, 28), mentionne le terme “colonie interne” pour décrire le phénomène de “populations qui n’ont jamais atteint un statut d’indépendance” au sein d’un pays indépendant. Ce rapport dominant/dominé entre Etats et peuples autochtones est ainsi perturbé par l’implication des organisations internationales.

Une relation tripartite s’est ainsi établie entre l’ONU, la communauté globale autonome et les États d’où sont originaires ces communautés. Bellier et González-González (2015, 142) décrivent l’ONU comme “un allié [des peuples autochtones] susceptible de faire pression sur les Etats”. Les agences onusiennes exercent ce que les auteures appellent “une forme transnationale de gouvernementalité” (Ibid). Cette expression reprend deux concepts de sciences politiques qu’il convient de définir. Le transnationalisme a été théorisé par Joseph Nye et Robert Keohane (1971) et peut se résumer comme englobant “les contacts, les coalitions et les interactions qui s’inscrivent au-delà des frontières étatiques et qui ne sont pas contrôlés par les organismes de politiques étrangères centraux des gouvernements.” La gouvernementalité est un concept créé par Michel Foucault en 1977 qui représente :

“Par gouvernementalité, j’entends l’ensemble constitué par les institutions, les procédures, analyses et réflexions, les calculs et les tactiques qui permettent d’exercer cette forme bien spécifique, quoique très complexe de pouvoir qui a pour cible principale la population, pour forme majeure de savoir l’économie politique, pour instrument essentiel les dispositifs de sécurité” (2004, 47).

Une étude entière pourrait être réalisée pour expliquer la gouvernementalité transnationale exercée par les agences onusiennes. Retenons ici que de par les “normes éthiques”, les “indicateurs de performances” (Bellier & González-González, 2015, 142) et autres formes d’influence directe ou normative sur les populations et les institutions des pays dans lesquels elle agit, l’ONU opère un pouvoir transformatif. Sur la question des droits des peuples autochtones, son engagement se traduit par des programmes de développement, des conférences internationales, des accompagnements des administrations publiques locales et nationales qui sont autant d’outils de gouvernementalité exercés en parallèle ou sur des autorités étatiques.

Il convient cependant de nuancer la teneur transnationale de l’ONU. En effet, comme le rappellent les chercheur.se.s dont les textes sont à l’étude, les “Etats ont la priorité pour prendre la parole [dans les séances de discussion onusiennes] et le contenu des interventions autochtones est sous contrôle” (Bellier & González-González, 2015, 143). Les membres de l’Assemblée générale des Nations Unies tout comme les diplomates envoyé.e.s aux conférences onusiennes sont désigné.e.s par l’exécutif des Etats-membres. Si la consultation des sociétés civiles donne un aspect transnational à l’ONU, il convient donc de souligner également qu’une grande partie des décisions sont prises sur des représentants nationaux officiels et à comprendre donc comme internationales.

Les auteures rappellent également que malgré les avancées symboliques auxquelles l’ONU a contribué, les avancées sociales et économiques sur les revendications des peuples autochtones restent encore à être démontrées. Un exemple concret de ce paradoxe est le fait que malgré l’inclusion des communautés autochtones aux discussions, la biodiversité reste un patrimoine national (Verdeaux et Roussel, 2005, 19). Si des protocoles tels que celui de Nagoya entendent renforcer les droits des communautés autochtones, les violations de ces traités, et même parfois des textes de lois nationaux restent monnaie courante, et leur condamnation difficile. Prenons par exemple le cas brésilien où les terres autochtones “inaliénables et indisponibles” selon la constitution brésilienne sont néanmoins déforestées et exploitées par des acteurs de l’agro-industriel (Maupas, 2021).

À l’échelle nationale comme internationale, les avancées symboliques et juridiques en faveur des peuples autochtones sont donc à nuancer au vu de la persistance d’inégalités socio-économiques structurelles et de violations de facto au droit national et international.


Conclusion

Pour conclure, la communauté autochtone s’est formée à l’échelle mondiale à travers des revendications et visions communes. Cet empowerment des peuples autochtones s’inscrit dans un contexte plus large de valorisation dans le secteur du développement dit “local”. Leurs savoirs naturalistes locaux, un temps jugés arriérés, sont ainsi revalorisés comme apportant des réponses à la préservation de la diversité biologique. Au fil des conférences, la communauté globale autochtone s’impose ainsi comme une voix essentielle des discussions environnementales, et en contrepartie voit ses droits, notamment de propriétés intellectuelle et foncière, reconnus sur le plan international. Il existe des jeux de pouvoir complexes entre les peuples autochtones, les Etats et l’Organisation des Nations Unies. D’une part, l’ONU se veut l’alliée des autochtones et a effectivement contribué à leur formation en une communauté globale et à diffuser leurs revendications. D’autre part cependant, l’ONU reste une instance internationale, contrôlée par la somme des Etats-Nations et donc une plateforme où se répètent souvent les rapports de domination nationaux.

La route des peuples autochtones est ainsi encore longue pour mettre fin aux discriminations systémiques qui les frappent partout dans le monde. Leur empowerment sur la scène onusienne leur a certes permis de prendre un raccourci vers la reconnaissance espérée, mais ce raccourci n’est pas sans risque. En effet, leur appui à l’international se base sur le paradigme actuel qui place la protection de l’environnement au cœur des politiques de développement, une idéologie résumée par le terme de “développement durable”. Les agences onusiennes voient ainsi la dimension utile des savoirs naturalistes locaux, ou encore morale du fait d’apporter un soutien aux communautés marginalisées. Cependant, elles peinent encore à intégrer dans leurs discours et pratiques la pluralité des cosmogonies des peuples autochtones. Plutôt que la vision techniciste actuelle sur les savoirs locaux, une vision davantage holistique et subversive sur les cosmogonies autochtones pourrait contribuer à remettre en question les modes de vie des puissances internationales. Un décentrement encore loin d’être amorcé.


Bibliographie

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