Quand tu entres dans une forêt, combien de plantes es-tu capable de nommer ? Et de manger ?
La cueillette, ou la recherche de nourriture dans la nature, est une pratique anecdotique dans nos systèmes alimentaires français de nos jours. Pour beaucoup, cela évoque peut-être la cueillette de champignons avec un parent experte ou expert, ou bien la récolte de mûres sauvages lors d’un weekend à la campagne.
Pourtant, la cueillette ou fourrageage (foraging en anglais) a une histoire formidable et représente une activité passionnante pour reconnecter l’humain à la nature. Alors que l’on parle souvent de circuits courts et de l’importance de connaître l’origine de ce que nous mettons dans notre assiette, quoi de mieux pour cela que d’aller le chercher nous-même ?
Dans cet article, nous revenons donc sur la pratique de la cueillette au fil des époques, pour comprendre pourquoi cette activité si essentielle à nos ancêtres est aujourd’hui dépréciée. En fin d’article, nous proposons aussi quelques pistes pour celles et ceux qui souhaiteraient s’y mettre.
Fourrageage, cueillette, approvisionnement, il n’y a pas de consensus sur le bon terme à employer pour décrire cette activité, et chacun de ses mots apporte de légères nuances. J’utilise tantôt fourrageage, plus technique, tantôt cueillette, que je trouve plus parlant.

Des chasseur.se.s-cueilleur.se.s de la Préhistoire aux glaneur.se.s urbain.e.s, la riche histoire du fourrageage.
Si l’on veut remonter aux origines du fourrageage, impossible de ne pas mentionner nos ancêtres les chasseur.se.s-cueilleur.se.s ! Pendant des millénaires et jusqu’à il y a environ 6000 ans, la totalité des êtres humains pratiquaient la cueillette, en plus de la chasse et de la pêche, pour se nourrir. Aujourd’hui encore, quelques peuples vivent de cette pratique. Pour la plupart d’entre nous cependant, la cueillette ne fait plus du tout partie de notre quotidien. Comment a-t-elle progressivement disparu ?
La pratique de l’agriculture et de l’élevage ont graduellement remplacé celles de la chasse et la cueillette. Les plantes sont sélectionnées, leur culture maîtrisée et dès l’Antiquité une économie marchande se développe autour des fruits, légumes et céréales ainsi que les produits transformés qui en sont issus.
En parallèle du développement de l’agriculture et de l’élevage, la cueillette de fruits sauvages et de différentes herbes et légumes s’est pourtant poursuivie comme complément des produits agricoles. Pour les familles pauvres ou par temps de disette, la cueillette était un moyen de subsistance majeur jusqu’au Moyen-Âge.
Dès le XIIe siècle et avec une accélération au XVIe siècle, des lois sont apparues en Europe pour encadrer l’usage des biens communaux, et les terres autrefois réparties communalement furent peu à peu confiées à des personnes qui en deviennent les propriétaires. C’est ce qu’on appelle le mouvement des enclosures, considéré par Karl Marx comme le point de départ du capitalisme. Ainsi, la cueillette se voit peu à peu restreinte, voire réprimée, bien que de facto toujours massivement pratiquée.
Avec notre système alimentaire moderne, la cueillette devient un passe-temps plutôt qu’une activité du quotidien. Que ce soit par l’agriculture de subsistance ou la marchandisation des produits agro-alimentaires, les denrées végétales de la plupart des peuples proviennent aujourd’hui de l’agriculture.
De nouvelles formes de fourrageage se développent néanmoins, comme le glanage. Version urbaine de la cueillette, le glanage signifie aujourd’hui l’action de récupérer des denrées alimentaires invendues et qui seraient autrement mises en déchet, auprès des grandes surfaces ou dans les marchés. Dans la continuité de la cueillette, le glanage réhabilite la recherche non marchande et non sédentaire de nourriture au sein d’un paysage devenu urbain.

Trois perspectives féministes et décoloniales sur la cueillette
J’ai esquissé ci-dessus une brève histoire de la cueillette, de sa pratique régulière à son déclin au profit de l’agriculture. Comme on l’a vu, la délimitation des champs lors du mouvement des enclosures a entraîné une privatisation des terres, et une restriction de la pratique du fourrageage. C’est un moment important de l’histoire, avec d’un côté les propriétaires terriens, et de l’autre le reste du monde. On peut donc avoir une lecture du déclin de la cueillette et de l’essor de la privatisation des terres en termes de rapport de classes sociales. Pour approfondir, ajoutons à cette analyse des perspectives féministes et décoloniales. Pour cela, je vais citer les travaux de trois femmes : une chercheuse, une écrivaine et une tiktokeuse.
Dans ses travaux de recherche, la chercheuse américano-italienne Silvia Federici étudie un angle mort de l’analyse de Karl Marx : le genre. Dans son essai Caliban et la sorcière publié en 1998, elle reprend l’analyse de Marx sur la privatisation des terres au XVIe siècle comme marquant le démarrage du capitalisme et des inégalités sociales qui en résultent. Cependant, elle argumente que cette privatisation a non seulement décuplé les inégalités de classe, mais aussi celles entre les hommes et les femmes. En effet, la logique capitaliste a entraîné par la suite une division sexuée du travail, confiant aux hommes le travail productif, générateur de richesses, et aux femmes le travail reproductif du soin.
Et la cueillette dans tout ça ? En plus des enclosures qui ont limité le fourrageage, le XVIe siècle est aussi l’époque de la chasse aux sorcières. Ces “sorcières” étaient en fait souvent des sages-femmes ou des guérisseuses qui possédaient un savoir important sur les plantes et leurs usages thérapeutiques. Pour cela, elles étaient des femmes influentes au sein de leur société, consultées pour leurs connaissances en médecine “traditionnelle”. Accusées pour un navire coulé, une récolte gâchée et bien d’autres maux qui leur étaient imputés, environ 100 000 femmes auraient été brûlées vives en Europe entre le XVIe et le XVIIe siècle. Cette chasse sanguinaire marque la destruction de savoirs de prédominance féminine sur les plantes et sur la nature.
Ces dynamiques d’oppression des femmes puissantes et de destruction des savoirs féminins sur la nature se sont par la suite diffusées à travers le monde via la colonisation européenne. Dans son roman de 1986 Moi, Tituba sorcière noire de Salem inspiré de faits réels, l’écrivaine guadeloupéenne Maryse Condé raconte l’histoire de Tituba, une femme métisse née dans les années 1670 dans les Antilles anglaises. Suite à la pendaison de sa mère alors qu’elle est enfant, Tituba est adoptée par Man Yaya, une vieille femme qui lui enseigne l’usage des plantes médicinales. Par les aléas du destin, Tituba devient esclave aux Etats-Unis et se retrouve jugée pour sorcellerie dans les fameux procès de Salem. Après plusieurs mois de prison, elle retourne finalement sur son île et meurt elle aussi pendue après avoir guéri par les plantes un jeune esclave accusé de préparer une révolte.
Maryse Condé illustre à travers Tituba l’intersectionnalité des oppressions vécues par une femme noire du XVIIe siècle. Parce qu’elle est femme et noire, Tituba devient esclave, se retrouve enfermée puis tuée, alors qu’elle n’a cessé de vouloir utiliser son savoir sur les plantes pour aider son entourage. Pourtant, en conférant une brillante subjectivité et complexité à son personnage, l’autrice rompt avec les visions stéréotypées des représentations antérieures de Tituba dans la littérature. Une manière de rendre leur humanité aux femmes, aux personnes noires et à celles à l’intersection, ainsi qu’à leurs savoirs, souvent été effacés de l’Histoire.
Quarante ans après la sortie du roman de Condé, la botaniste Alexis Nikole (aka Black Forager) rend un tout autre hommage aux savoirs afro-américains sur la nature. À travers ses tiktoks et ses reels mêlant humour et éducation aux plantes sauvages, elle apprend à ses followers à identifier les plantes comestibles et à les cuisiner. Pour elle, la cueillette n’est pas une simple histoire de passe-temps, mais un acte “de rebellion par la restauration des savoirs”. En effet, elle sensibilise à travers certaines de ses vidéos sur les liens entre la cueillette et l’histoire des Afro-américains et des populations indigènes.
@alexisnikole Black history meets Black joy. #makeblackhistory #foraging ♬ original sound - Alexis Nikole
Incorporer la cueillette dans nos systèmes alimentaires
L’histoire du fourrageage est parsemée d’exemples de prohibitions, des seigneurs sur les paysans, des hommes sur les femmes, des maîtres sur les esclaves, … Alors que la cueillette semble de prime abord un acte tout à fait banal, son histoire complexe, observée à l’aune des enjeux de classe, de genre et de race, montre à quel point le fait d’aller chercher directement dans la nature de quoi s’alimenter ou se soigner a été dénaturalisé par des siècles de capitalisme, de dogmes religieux, de colonialisme et de patriarcat.
Bien sûr, il y a du bon dans notre système alimentaire actuel. Il est bien pratique de compter sur les paysan.ne.s, les intermédiaires et les surfaces de distribution pour s’approvisionner, et l’on mange sans doute bien plus nutritivement que nos ancêtres les chasseurs-cueilleurs.
L’agriculture a des avantages indéniables et il ne s’agit pas ici de faire croire que la cueillette lui est supérieure. En effet, grâce à l’agriculture, les peuples ont pu s’assurer d’un approvisionnement plus constant et important en nourriture. De nos jours, un peu moins d’un milliard de personnes dans le monde sont agriculteur.rice ou paysan.ne. L’agriculture, en particulier celle paysanne, représente donc le moyen de subsistance d’une part énorme de la population mondiale.
Mais l’agriculture, surtout celle intensive, a aussi les nombreux désavantages qu’on lui connaît : pollution des sols et des eaux, salinisation des terres arables, destruction de la biodiversité, risques de maladie qui détruisent des cultures entières…
À côté d’une agriculture plus durable, la cueillette pourrait donc devenir aujourd’hui une source secondaire d’approvisionnement. En plus d’être gratuite et généralement bio, la cueillette est aussi une manière de réhabiliter des savoirs dévalués et en disparition.
Si connaître son histoire t’a donné envie de partir cueillir en forêt, je te donne quelques conseils à cet effet dans la dernière partie de cet article.

Quelques bases et ressources pour se lancer dans la cueillette
Je ne m’attarderai pas sur les bonnes pratiques de la cueillette car d’autres bien plus instruit.e.s l’ont déjà fait. Tu peux consulter ces 10 conseils-ci, ou bien ces 10 conseils-là. Il est important de ne pas cueillir n’importe comment par respect pour la nature et pour les autres cueilleur.se.s, mais aussi par prudence. Mon conseil préféré est celui d’Alexis Nikole, “Don’t die!”
Pour apprendre, rien de mieux que d’être formé ! Des stages d’initiation existent un peu partout, comme ceux de la cueillette de l’Aragnon dans les Pyrénées Atlantiques. Une myriade de livres et guides sont aussi à ta disposition, j’utilise pour ma part Plantes sauvages comestibles, Les 50 plantes essentielles et leurs usages qui offre une très bonne base. En termes d’applications smartphone, Plantnet fonctionne très bien. Tu peux aussi consulter Facebook pour trouver des communautés de cueilleur.se.s autour de chez toi, ou Instagram pour suivre des cueilleur.se.s. Au cas où ce n’était pas encore clair, j’aime tout particulièrement le compte d’Alexis Nikole aka Black Forager !
@alexisnikole THE SASSAFRAS SONG
♬ original sound - Alexis Nikole
N’hésite pas à partager tes propres ressources, conseils et récits de cueillette en commentaire !
