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Intersectionnalité et Nature : le cas de l’Écoféminisme

Illustration par Lucia Manyari
Illustration par Lucia Manyari

Est-ce pertinent, absurde ou essentiel d’analyser conjointement inégalités sociales et préjudices environnementaux ?

Le concept d’intersectionnalité a été théorisé à la fin des années 80 par Kimberlé Crenshaw pour démontrer les manquements de la loi lorsque les questions de genre, de classe et de race ne sont pas adressées conjointement. Né aux Etats-Unis vingt ans après le mouvement des droits civiques, le concept s’est aujourd’hui exporté de part le monde et est utilisé pour analyser d’autres formes d’oppressions, telles que celles entre pays du Nord et de Sud global, ou encore d’orientation sexuelle et d’identité de genre. L’intersectionnalité a récemment été définie comme la “compréhension de l’oppression dans toute sa complexité et sa globalité” pour reprendre les mots de la chercheuse Maïka Sondarjee dans son ouvrage Perdre le Sud (2020).

S’il est surtout utilisé pour analyser les inégalités sociales, le concept d’intersectionnalité fonctionne tout-à-fait pour décrypter des enjeux socio-environnementaux. Les réflexions autour du racisme environnemental, par exemple, ont permis de mieux comprendre comment la crise écologique affectait davantage les personnes racisées. Dans ce cadre d’analyse, l’écologie devient ainsi une clé d’analyse pour comprendre des formes d’oppressions intersectionnelles.

Dans cet article, je me penche sur l’écoféminisme, un courant qui articule depuis les années 1970 l’articulation entre les enjeux écologiques et féministes, voire plus largement sociaux. J’analyse l’écoféminisme comme un mouvement intersectionnel aux idéologies plurielles et dont les approches offrent des outils de réflexions innovants pour repenser le monde.


Parler d’écoféminisme est à la mode en France ces derniers temps. Les conférences fleurissent sur ce mouvement, ses divers courants théoriques et mises en pratique. La philosophe Jeanne Burgart Goutal, une référence française sur le sujet, a récemment noté que les médias ne faisaient souvent qu’une présentation aseptisée de ce mouvement. Certaines personnalités politiques emploient le terme dans leurs discours, sans être bien fidèles aux idéaux qu’il représente.

Les théoriciennes de l’écoféminisme s’entendent sur le postulat qu’il existe des liens tant matériels que conceptuels entre domination des femmes et domination de la nature. Analyser et lutter contre les formes d’oppressions communes envers les femmes et la nature est ainsi au cœur du projet politique de l’écoféminisme. En ce sens, ce mouvement s’inscrit dans le courant de pensée de l’intersectionnalité.

L’écoféminisme est un mouvement pluriel qui s’accorde sur cette base commune, mais est dissonant sur de nombreux points. Ainsi, certaines écoféministes spirituelles comme Vandana Shiva s’attachent à la symbolique du principe féminin (Prakriti en Hindou), une force cosmique créatrice inhérente aux femmes et à la nature qui s’oppose au système capitaliste patriarcal destructeur de l’environnement et discriminant envers les femmes.

D’autres penseuses comme Donna Haraway dénoncent de tels propos comme essentialistes, c’est-à dire comme imposant à tort des liens naturels entre les femmes et la nature. Dans son ouvrage Un manifeste cyborg, la philosophe cherche à déconstruire les dualismes, notamment Homme/Femme, Nature/Culture ou encore Humain/Animal. Son argument est complexe, mais s’il devait être résumé en quelques mots, il s’agirait de dire que Haraway critique la construction monolithique d’identités qui tendent à uniformiser et différencier dangereusement “les hommes” et “les femmes” En remettant en question de tels dualismes, elle cherche à fragiliser les systèmes d’oppressions occidentaux justement basés sur ces identités binaires, tels que le patriarcat et le colonialisme.

Donna Haraway ne se revendique pas comme écoféministe, mais Jeanne Burgart Goutal, soutient que sa pensée a été essentielle au mouvement. Pour plus d’information, la chercheuse en genre Stacey Alaimo analyse en détail les divergences entre écoféminisme spirituel et cyborg. Janet Muthoni Muthuki, chercheuse en genre également, analyse quant à elle les actions de l’écoféministe Wangari Maathai comme s’inscrivant davantage dans la pensée de Donna Haraway que dans celle de Vandana Shiva sur la question épineuse du dualisme Homme/Femme.

Le mouvement écoféministe diverge encore sur bien d’autres sujets : mentionnons l’inclusion ou non des personnes trans et non-binaires dans la lutte écoféministe, l’approche individuelle et plutôt urbaine des “petits gestes” écoféministes vs la radicalité de modes de vie hors du système de certaines militantes, l’écoféminisme plutôt matérialiste et celui plutôt spirituel, l’écoféminisme occidental dont le sujet de référence diffère de l’écoféminisme indien ou kényan… La grande diversité des thématiques et des approches de ce mouvement peut être vue comme une faiblesse… ou comme une force.

“Mouvement vivant, il n’est pas (encore ?) figé en une image d’Épinal univoque, et c’est tant mieux. Son histoire reste encore largement à écrire — et surtout, elle s’écrit au présent”

Jeanne Burgart Goutal

En associant deux luttes qui se sont en outre construites séparément l’une à l’autre, l’écoféminisme prend ainsi le risque d’être trop vague, ou trop précis. Une telle critique n’est néanmoins pas unique à ce mouvement.

Le courant du féminisme décolonial, porté en France notamment par Françoise Vergès, ou celui de l’écologie décoloniale, porté par Malcom Ferdinand, peuvent également être critiqués pour les mêmes raisons. Dans des ouvrages au nom de leur courant respectif, Vergès dépeint ainsi par exemple le portrait de femmes de ménage issues de l’immigration en France, subissant des préjudices liés à la fois à leur genre, leur classe et leur race. Malcom Ferdinand, quant à lui, développe des exemples d’injustices environnementales liées au fait colonial dans les Caraïbes. Ces deux exemples, tout comme les portraits de femmes paysannes du Sud exposés par Vandana Shiva et Wangari Maathai, illustrent des exemples édifiants de discriminations intersectionnelles.

Mais ces exemples sont également difficiles à généraliser en un modèle théorique universel. Ainsi, comment analyser les inégalités au sein d’un pays du Sud en reprenant la pensée de Françoise Vergès ? Comment comprendre la justice environnementale dans les pays asiatiques au prisme des idées de Malcom Ferdinand ? L’écoféminisme, comme d’autres courants intersectionnels contemporains, ne peut apporter de réponses univoques aux enjeux socio-environnementaux.

Penser l’intersectionnalité appelle à des réflexions matricielles qui remettent en question l’idée d’universalisme. Chaque penseur.se approche ainsi le sujet d’un angle différent, mais toujours avec l’objectif commun d’analyser et de lutter contre les formes d’oppressions systémiques.

On pourrait dès lors considérer les concepts de ces penseur.se.s comme des archipels d’imaginaires. A l’instar des travaux d’Arturo Escobar sur le pluriversalisme, chacun.e d’entre eux.elles a fait naître des symboles, déconstruit des idées reçues, dénoncé des inégalités systémiques par ses écrits. Leurs idées plurielles, centrées sur des sujets et des territoires spécifiques, n’en sont pas moins cohérentes, et même complémentaires.

L’écoféminisme, comme d’autres courants intersectionnels contemporains, ne peut apporter de réponses univoques aux enjeux socio-environnementaux.


Si les féministes ont cherché à dénaturaliser les différences entre les hommes et les femmes et de nombreux philosophes de l’écologie ont appelé à déconstruire le dualisme Nature/Culture, le mouvement écoféministe apporte donc son grain de sable quelque peu complexe sur ces deux sujets.

Sans nier les réelles divergences au sein du mouvement, on peut aussi avancer que la pensée écoféministe présente une certaine cohérence dans les outils de réflexions qu’elle propose. La diversité au sein du mouvement s’explique ainsi bien souvent par une simple diversité d’angles de vue plutôt qu’à de réelles contradictions.

Prenons quelques exemples. Dans la lignée de la théorie féministe littéraire, la pensée écoféministe peut s’avérer utile pour critiquer l’association entre femmes et natures dans les représentations artistiques. Jeanne Burgart Goutal note que “de Princesse Mononoke (Miyazaki) à Vayana (le dernier Walt Disney), en passant par Le nouveau monde (Malick), Avatar (Cameron) ou encore Mad Max : Fury Road (Miller), les films exaltant l’association de la femme et de la nature comme remède à une civilisation contemporaine malade des excès du capitalisme et du système techno-scientifique pullulent.”

On l’aura compris, les opinions divergent au sein du mouvement sur le bien-fondé de telles représentations ; il n’en reste pas moins que ce sujet est un débat essentiel de l’écoféminisme, et que ses penseur.se.s disposent d’un terreau de plus en plus fourni pour réfléchir sur le sujet.

Second exemple, l’usage du prisme de l’écoféminisme pour désagréger des données sur les dégâts du réchauffement climatique et sur la lutte environnementale. L’ONU rapporte que les femmes sont plus vulnérables aux catastrophes environnementales, et ce pour une multitude de facteurs sociétaux. Dans la lignée des travaux de Silvia Federici, Vandana Shiva et Wangari Maathai démontrent toutes deux les dégâts du système capitaliste patriarcal sur les femmes, tant comme individues qu’au sens communautaire.

En outre, les femmes sont souvent davantage ciblées pour porter la charge mentale des luttes écologiques, comme le rappelle l’activiste écoféministe Solène Ducretot lors d’une conférence en mars 2021. La pensée écoféministe peut ainsi permettre de générer des statistiques puis des analyses sur la division genrée des responsabilités, des conséquences et des réparations vis-à-vis des enjeux climatiques contemporains.

Enfin, l’écoféminisme, notamment dans ses aspects spirituels et artistiques, est une formidable source de créativité. L’ouvrage Women and Nature de Susan Griffin (1978) est un exemple marquant de poésie écoféministe.

Coup de cœur personnel recommandé par Jeanne Burgart Goutal, le livre Into the Forest (Dans la forêt) de Jean Hegland raconte l’histoire de deux sœurs états-uniennes qui survivent dans leur maison au milieu de la forêt alors que la société s’est effondrée. Je ne saurais dire si ce livre est une distopie, dénonçant les folies de l’humanité qui pourraient nous conduire à l’effondrement, ou une utopie, invitant à (r)établir notre lien avec la nature et avec les savoirs indigènes. L’ouvrage est palpitant et illustre sans le dire bien des questions que pose l’écoféminisme.

Couverture du roman Intro the forest de Jean HEGLAND

En définitive, on pourrait dire qu’il est à la fois pertinent, absurde et essentiel d’analyser conjointement inégalités sociales et préjudices environnementaux. Pertinent car la réflexion intersectionnelle résonne pour beaucoup, chercheur.se.s comme militant.e.s, artistes comme acteur.trice.s du développement, comme un outil d’analyse adéquat pour observer et créer. Absurde car la tâche est si grande qu’elle donne le vertige. Essentiel enfin car les inégalités sociales (de genre, de classe, de race, Nord/Sud) ainsi que les problèmes environnementaux (de destruction de la biodiversité, de pollution de l’air, des sols et de la terre, de réchauffement climatique) vont en se détériorant. Il semble ainsi plus nécessaire que jamais d’analyser le système qui induit ces inégalités et ces destructions, afin de les démonter.

L’écoféminisme, qui m’a servi d’exemple tout au long de cet article, se révèle être un mouvement de pensée certes disparate, mais surtout très fertile pour alimenter des réflexions sur les liens entre différents enjeux qui pourraient sembler de prime abord comme déconnectés. Les outils d’analyse offerts par ce mouvement me semblent extraordinaires pour comprendre, critiquer et créer.


Pour plus d’information sur l’écoféminisme, n’hésitez pas à consulter l’article de Elisa Domen et Perrine Gros sur le sujet, ainsi que la bibliographie à la fin de leur article. Si vous voulez réagir à mon article, partagez vos réflexions sur le sujet, vous pouvez aussi contacter Eco-Habitons via notre page Facebook.