#LeLabDuPrintemps

Quels sont les liens entre intersectionnalité et écologie ?

Amaël Cognacq
Nouma Khaznawi
Auteur.e.s de l'étude:

Amaël Cognacq, Nouma Khaznawi, Manuela Navarro, Thibaut Tabary, Alexandre Roussel, Perrine Gros, Elisa Domen, Adrien Picamilh.

Illustrations:

Lucia Manyari, Manuela Navarro

Introduction

Ces dernières années, les études de genre, postcoloniales, décoloniales et autres courants des sciences sociales et littéraires se sont intéressés aux liens entre écologie et luttes sociales. Des militant.e.s autochtones, féministes, queer, mais aussi des luttes contre les discriminations envers les migrants et descendants de migrants prennent de plus en plus la parole sur des sujets d’écologie. En résulte ainsi des recherches académiques davantage pluridisciplinaires, mêlant sciences naturelles et sociales, et des luttes socio-environnementales portées par des acteurs aux revendications très multiples. 

L’intérêt du grand public pour ces nouvelles passerelles entre les thématiques telles que le sexisme, le racisme ou le réchauffement climatique est souvent vu dans le monde francophone comme une américanisation du débat politique. Le terme intersectionnalité vient en effet des Etats-Unis, où il a été employé pour la première fois en 1989 par l’avocate et philosophe Kimberlé Crenshaw pour montrer les manquements de la loi lorsque les questions de genre, de race et de classe ne sont pas adressées conjointement.

La pensée intersectionnelle fait grand débat dans le monde francophone, en raison principalement de sa composante raciale, c’est-à-dire l’analyse de l’ethnicité et des origines présupposées comme un fait social facteur de discriminations diverses. Les penseur.se.s décoloniaux.ales qui analysent les systèmes d’oppression en premier lieu au prisme de la race sont ainsi souvent taxé.e.s d’islamo-gauchisme ou d’extrémisme par certains, et largement discrédités par les intellectuels dits universalistes qui voient dans la pensée décoloniale un certain retour en arrière.

Plutôt que de rejeter le prisme de l’intersectionnalité comme une américanisation ou une “islamo-gauchisation” du discours, nous l’utilisons dans cette étude comme un outil pertinent pour analyser les inégalités socio-environnementales, en France comme ailleurs. Toutefois, nous utilisons l’intersectionnalité en toute conscience de son histoire et en essayant de toujours adapter nos analyses aux différents contextes locaux auxquels nous faisons référence.

Chez Eco-Habitons, nous sommes convaincu.e.s qu’il existe autant d’écologies qu’il existe de mouvements de pensées, de manières de percevoir le monde. D’un point de vue scientifique, celle-ci est universellement admise comme la science qui étudie les interactions des êtres vivants avec leur environnement. Étymologiquement parlant, la notion d’écologie, utilisée pour la première fois en 1866 par le biologiste Ernst Haeckel, est construite à partir du substantif grec “Oikos” (La maison), et “Logos” (La parole, le discours). Celle-ci renvoie donc directement à la relation que nous entretenons avec notre environnement, qui peut varier selon une multitude de facteurs, qu’il s’agisse de notre genre, de notre origine, de notre âge, de notre religion, de notre catégorie sociale… Nous constatons néanmoins qu’une unique forme d’écologie domine actuellement au sein de notre société, justement revendiquée par des catégories sociales dominantes. Celle-ci adopte la vision de l’écologie fondée sur la croissance verte, promue par les Objectifs de Développement Durable de l’ONU, conciliant à la fois besoins économiques, sociaux et environnementaux. Selon cette vision, croissance économique et protection de la planète sont conciliables, en recourant au progrès technologique, ainsi qu’à la juridiction et la marchandisation progressive de la nature. Aujourd’hui, ce discours semble avoir été adopté par l’ensemble des politiques et des institutions internationales. Il existe néanmoins des discours alternatifs, en témoigne la montée des contestations sociales actuelles à l’encontre des politiques climatiques (mouvements des jeunes pour le climat, revendications autochtones, montées des mouvements altermondialistes)… Justice sociale et justice environnementale semblent désormais appartenir au même combat, à l’encontre d’un modèle de société qui décuple tant les inégalités sociales que la gravité de la crise climatique.

Qu’arrive-t-il lorsque qu’on pense à la fois aux inégalités sociales intersectionnelles et au réchauffement climatique, aux extinctions massives de la biodiversité, à la montée des océans, aux catastrophes naturelles de plus en plus violentes ? Quand on écoute des communautés qui proposent d’autres manière de vivre ensemble sur Terre ? Dans cette étude, nous allons donc chercher à comprendre de quelle manière les mouvements de luttes sociales s’articulent avec les luttes écologiques. Comment les populations marginalisées se réapproprient-elles cette relation à leur environnement en tant que tel ? À partir de ces expériences multiples, est-il possible de promouvoir d’autres formes d’écologie au sein de la société ? Les liens entre pensée intersectionnelle et écologie sont complexes. Pour décortiquer ce large sujet, nous nous sommes fixé.e.s trois axes d’études :

Les limites de l'écologie non intersectionnelle.

“Malheureusement, les personnes les plus exposées aux risques liés aux aléas climatiques sont les personnes pauvres, vulnérables et marginalisées qui, dans de nombreux cas, ont été exclus du progrès socio-économique
Ban Ki-Moon, Ex-secrétaire général des Nations-Unies

L’idée que nous ne sommes pas tous.tes responsables et affecté.e.s au même niveau par le dérèglement climatique est plutôt acceptée de nos jours. Pourtant, une grande partie de ces inégalités sont encore mal captées et donc mal prises en compte par les politiques locales, nationales et globales.

Prenons l’exemple de l’empreinte carbone. L’émission massive de CO2 dans l’atmosphère, causée en grande partie par la combustion des énergies fossiles, entraîne le phénomène dit d’effet de serre, par lequel l’énergie solaire est emprisonnée à la surface de la planète. Les conséquences d’un tel dérèglement sont bien connues : c’est le réchauffement  climatique, avec tous les impacts sur les océans, les glaciers, la biodiversité et les peuplements humains qu’on lui connaît.

Le secteur de l’aviation représente 2% du total des émissions de CO2. Mais derrière ce chiffre relativement faible se cache des inégalités énormes : seule 10% de la population mondiale a en effet pris l’avion en 2018, et seuls 1% des voyageur.se.s sont des “régulier.ère.s” qui totalisent 50% de ces émissions. Les Nords-Américains parcourent en moyenne 50 fois plus de kilomètres en avion que les Africains, les Européens 25 fois plus. Certaines régions et certaines classes sociales polluent donc indéniablement davantage que d’autres, mais les conséquences se manifestent sur la planète entière.

Contribution et réception des impacts du changement climatique
Carte mondiale des contributions et réceptions des impacts du changement climatique. Les pays du Nord se situent en haut du niveau de responsabilité et les pays du sud se retrouvent en bas, mais beaucoup plus impactés

Le ratio Émission-Émergence (échelle logarithmique) rapporte la contribution des émissions aux impacts à venir.
Une valeur supérieure à 1 signifie qu’un pays est relativement plus responsable du réchauffement climatique qu’il n’en subira les impacts. 
Source : Données de Frame et al., 2019

Un questionnaire pour calculer son empreinte écologique
Capture d'écran du calculateur WWF d'empreinte écologique

L’ONG WWF propose un questionnaire pour calculer son empreinte écologique.
Cet outil permet de réfléchir aux sources de production de CO2 individuelles et collectives.

Une thématique intéressante pour montrer les limites d’une écologie qui ne prend pas en compte l’intersectionnalité est l’anthropocène. Celle-ci peut-être définie avec Crutzen comme la période à partir de laquelle l’homme a eu un impact déterminant sur la planète. Il pointe dans son analyse les altérations au fonctionnement de la planète qui sont impliqués par l’activité humaine à partir de la révolution industrielle. 

“L’Anthropocène a commencé dans la dernière partie du 18e siècle, époque dont les analyses de l’air emprisonné dans les glaces polaires montrent qu’elle a connu une augmentation des concentrations de dioxyde de carbone et de méthane à l’échelle du globe. Cette période coïncide aussi avec la conception de la machine à vapeur de James Watt en 1784.”

— J. Crutzen, P. (2007). La géologie de l’humanité : l’Anthropocène. Écologie & politique

Les débats autour de ce terme témoignent de la porosité de la relation entre les sciences naturelles et les sciences humaines. La définition d’un point de départ est en soi un enjeu : début de l’agriculture, découverte de l’Amérique, début de la société industrielle ou les premières traces de radioactivité liées à la prolifération du nucléaire militaire au cours du 20ème siècle. Toutes ces périodes sont des options plus ou moins valables pour la définition du début de cette ère car elles n’ont pas tous laissé des traces significatives ou assez dispersées dans les sous-sols terrestres mais ces tentatives de définitions nous informent sur la nature occidentalo-centrée du regard que portent les sciences naturelles sur l’existence de l’homme en tant que force géologique. Ce concept est par là le support de grands récits. 

Une analyse non-intersectionnelle pourra se contenter d’analyser les impacts de la présence de l’humanité sur les écosystèmes terrestres. Mais cette lecture a tendance à naturaliser et à rendre uniforme le rôle de la population sur le milieu. Or la colonisation n’est pas simplement un phénomène qui a permis le développement de la mondialisation, c’est aussi le point de départ d’une disparition de masse des populations autochtones.
Le début de la révolution industrielle et le développement de l’arme nucléaire sont par ailleurs des phénomènes hyper-localisés sur l’Occident qui ont entraîné le chamboulement de nos écosystèmes. Une lecture de l’anthropocène qui laisserait de côté l’importance de la disparité entre les groupes humains et leurs impacts sera donc une lecture grandement appauvri du monde.

Penser l’anthropocène en tant que conséquence de l’hégémonie de la société occidentale sur le monde, en tant que conséquence du capitalisme (capitalocène) ou encore en tant que fruit d’une société patriarcale (écoféminisme) cherchant à s’accaparer par le droit de propriété la nature permet la création de contre-discours alternatifs. Cela politise le débat autour des impacts de l’humanité sur l’environnement et donne l’occasion de repenser la relation que nous entretenons avec la nature. 

Inégaux face à la crise

Le réchauffement climatique nous affecte tous et toutes, mais plus particulièrement les populations des Petits États Insulaires et des régions côtières, désertiques, montagneuses et polaires en raison de leur sensibilité à l’impact de la montée des eaux, la désertification et la fonte des glaciers. Il affecte aussi davantage les populations des pays en développement qui ont généralement des capacités de résistance plus faibles aux catastrophes naturelles induites par le réchauffement climatiques : bâtiments résistants aux tempêtes, ouragans et tsunami, accès à des ressources financières d’urgence, résilience des systèmes alimentaires, médicaux et éducatifs… Enfin, au sein même d’une population, certains groupes sont plus vulnérables que d’autres au réchauffement climatique, de par l’espace qui leur a été octroyé, la qualité de leur logement, leur occupation ou leur niveau d’éducation. Un rapport du Parlement européen expose par exemple que les femmes ont “un taux de surmortalité jusqu’à 5 fois supérieur aux hommes dans les situations de catastrophe naturelle”.

Inégaux face à l'environnement

Nous avons pu remarquer, au cours de cette étude, que les populations les plus aisées financièrement étaient généralement celles qui émettaient le plus de CO2. Ainsi, selon un rapport OXFAM, les 50% les plus pauvres ne seraient responsables que de 7% des émissions de CO2 cumulées, soit 4% du budget carbone disponible. Par ailleurs, les inégalités sociales sont tout aussi importantes en termes d’exposition aux risques et aux aléas climatiques. Cela vaut aussi bien pour les inégalités de genre, de classe ou de race, avec des nuances plus ou moins importantes selon les territoires où s’établissent de tels aléas. 

Ainsi, aux Etats-Unis, le racisme environnemental est particulièrement ancré dans la conscience populaire. De nombreuses études furent menées depuis les années 90 sur le sujet, à commencer par celle menée en 1987 par United Church of Christ Commission for Racial Justice, intitulée Toxic Waste and Races in the United States: A national report on the racial and socio economic characteristics of communities with Hasardous waste sites. Nous pouvons aussi mentionner l’étude de l’ONG Clean Air Task Forceselon laquelle un Noir américain respirerait en moyenne un air 38% plus pollué qu’un Blanc. Parmi les principales injustices dénoncées, on constate une surexposition des quartiers noirs aux pollutions liées au trafic automobile, mais aussi aux catastrophes naturelles : parmi les victimes de l’Ouragan Katrina qui toucha la Nouvelle Orléans en 2005, les personnes noires représentaient 82% des victimes parmi les moins de 65 ans. Les populations amérindiennes sont également très touchées par le racisme environnemental, en témoigne l’affaire du Dakota Access Pipeline, oléoduc menaçant l’approvisionnement en eau des tribus sioux, sur des terres jusqu’alors considérées comme sacrées. 

Pour le révérend Michael Malcom, directeur d’Alabama Interfaith Power and Light, une organisation religieuse engagée contre la crise climatique et le racisme environnemental, la connexion entre les deux combats est pourtant évidente et se résume en une phrase : « Je ne peux pas respirer. » Les derniers mots soufflés par George Floyd, écrasé sous le genou du policier qui l’a tué, sont valables dans une multitude de situations : « Qu’il s’agisse de la pression ressentie à travers une politique, de la violence que nous subissons de la part de ceux qui sont supposés nous protéger ou de la brutalité à laquelle nous faisons face à cause de la pollution », la réponse a toujours été « je ne peux pas respirer », indique-t-il au site NBC News.

Reporterre, “Aux États-Unis, la lutte contre le « racisme environnemental » est de plus en plus vive”.

Ce racisme environnemental peut même s’étendre au-delà des frontières, comme le montre l’affaire de l’agent orange, épandu en  quantités monumentales par l’armée de l’air américaine sur les forêts vietnamiennes entre 1961 et 1971, et pour laquelle sont encore demandées de multiples réparations.

Pouvons nous parler d'un racisme environnemental en France?

Nous le savons, la République Française se veut unie et indivisible devant la loi, et donc indifférente aux couleurs de peau. Il existe ainsi un véritable refus d’essentialiser les “races”, dont le mot a d’ailleurs été supprimé de la Constitution en 2018. A la différence des Etats-Unis, toutes les études et statistiques ehthno-raciales sont fortement restreintes en France. 

Si les races sont invisibles, le racisme est pourtant bel est bien présent sur le territoire, et est même en constante augmentation ces dernières années : 5 730 crimes et délits de nature raciste ont été enregistrés en 2019, soit une hausse de 11% par rapport à 2018, d’après une étude de la CNCDH

Cependant, en ce qui concerne l’écologie, il est compliqué de parler de racisme environnemental en France, car l’absence de variable ethno-raciale dans les statistiques françaises bloque la possibilité d’une grille de lecture qui se veuille intersectionnelle. 

On préfèrera donc utiliser le terme d’inégalités environnementales, plus à même de représenter les constructions sociales propres à la République française. Au cœur de celles-ci, ce sont les inégalités liées à la santé des habitants qui sont le plus dénoncées dans les différentes études liées à ce sujet. Exposition aux pollutions, aux nuisances, aux bruits, aux produits chimiques sont autant de facteurs qui touchent particulièrement les territoires les moins aisés. La répartition de la population dans la ville de Paris en est un exemple flagrant. En effet, en raison des vents soufflant principalement d’ouest en est, il a été décidé au XIXème siècle, en pleine période d’industrialisation, de protéger les quartiers bourgeois des fumées industrielles et de placer les populations ouvrières et immigrantes au nord-est de la ville. Encore aujourd’hui, les quartiers nords sont les plus soumis aux nuisances, avec notamment l’autoroute A1, en Seine Saint Denis, qui reçoit près de 200 000 voitures par jour. A cela s’ajoute une plus forte exposition aux fortes chaleurs, en raison de la hauteur des immeubles, du bétonnage et de la faible végétation, ainsi qu’une d’une mauvaise isolation et d’une mobilité réduite. On assiste ainsi depuis peu à une véritable mobilisation dans les quartiers populaires, avec par exemple l’émergence des Toxic Tours visant à démontrer les dégats environnementaux de certains aménagements ou le rassemblement “On veut respirer” organisé en juillet dernier par les collectifs Génération Climat et Génération Adama. 

 

Parmi les populations touchées par les inégalités environnementales, les gens du voyage sont également particulièrement touchés. D’après un article de Libération“sur les 1 358 aires d’accueil répertoriées en France destinées aux personnes vivant dans une habitation mobile, 51 % sont polluées. Localisés à proximité de déchèteries, de stations d’épuration, d’usines ou encore de voies ferrées, ces espaces rendus obligatoires par une loi de 1990 pour les communes de 5 000 habitants exposent leurs résidents à de lourdes nuisances environnementales et industrielles.” 

Quelle est la situation en Outre-Mer?

Perturbateur endocrinien reconnu comme neurotoxique, reprotoxique (pouvant altérer la fertilité), et classé possible cancérogène dès 1979 par l’Organisation mondiale de la santé. La France ne l’a interdit qu’en 1990 mais a toutefois autorisé son utilisation aux Antilles jusqu’en 1993 à l’aide de dérogations signées par les ministres de l’agriculture de l’époque.

L’environnementalisme : Quand les politiques écologiques ignorent la diversité sociale

Toutes ces injustices liées au genre, au rapport de classe, de race, Nord/Sud ou encore métropole/outre-mer ne sont pas des exemples anecdotiques et isolés. En effet, ces inégalités prouvent que l’écologie est tout autant un domaine de lutte sociale que la santé, l’éducation ou l’accès à la justice. L’écologie s’infiltre même dans tous ces débats sociaux et apporte avec elle de nouvelles clés d’analyses pour comprendre les discriminations intersectionnelles (de classe/race/genre) et multisectorielles (liées à la santé, l’emploi, le logement). 

Ces inégalités que l’on parvient de mieux en mieux à identifier n’ont fait que s’accroître à travers le système sociétal actuel. D’aucun dirait que tout est à jeter pour entrevoir un monde plus juste, et nous reviendrons sur la fin de notre étude sur les utopies vers lesquelles nous pouvons chercher à tendre. Mais pour achever cet aperçu des inégalités, nous souhaitons nous concentrer plus particulièrement sur les angles morts de l’écologie. En voulant protéger l’environnement, les écologistes peuvent parfois nuire à certaines communautés non pas par malveillance, mais parfois par ignorance. Prenons quelques exemples d’action écologique qui viennent empiéter sur les conditions de vie de populations marginalisées.

La  pollution lumineuse du bois de Boulogne (Paris) est un cas d’école sur le sujet. Le parti vert (EELV) y est intervenu pour faire éteindre les réverbères la nuit afin de réduire la consommation publique d’électricité et de créer des zones sans lumière pour le bien de la faune et en particulier des oiseaux. De plus, le parti a interdit le stationnement de gros véhicules tels que des bus et camionnettes dans le bois pour protéger le paysage naturel. Ces politiques locales d’apparence inoffensives ont en fait fortement détérioré la sécurité du bois la nuit, notamment pour les travailleur.se.s du sexe. Chaque nuit en effet, le bois abrite des centaines d’hommes, de femmes trans et cisgenres pour beaucoup issu.e.s de l’immigration, qui racolent le long des routes et se prostituent dans des camionnettes ou dans le sous-bois. L’obscurité imposée et l’interdiction de stationner n’a pas mis fin à la prostitution, mais a augmenté le sentiment d’insécurité et les risques d’agressions des travailleur.se.s, sans parler du froid en hiver.

Zoom sur: La Gentrification

Les plans de réhabilitation de quartiers pour en faire des lieux plus verts et aux bâtiments moins énergivores, peuvent également être le théâtre de préjudices liés à la gentrification.

Le terme gentrification désigne à l’origine le processus de réappropriation par la classe moyenne des quartiers historiquement populaires des villes. Il a d’abord été utilisé par des chercheurs anglo-saxons dans le contexte des villes comme Londres et New York. Le concept a pris de l’importance par-delà ce contexte, pour qualifier les processus d’embourgeoisement qui prennent place dans des contextes variés à travers le monde. Il est également utilisé pour décrire des dynamiques suivant la réhabilitation d’anciens quartiers industriels. Dans sa thèse sur la gentrification à Paris intra-muros, Anne Clerval dénonce l’utilisation plus courante des termes comme régénération, rénovation ou bien renouvellement, qui masquent les questions sociales derrière ces transformations spatiales. À Rio de Janeiro, le terme est souvent utilisé pour décrire les montées de prix des loyers dans les favelas au profit du tourisme. Souvent considéré comme un processus qui s’inscrit sur le temps long, la gentrification d’un quartier peut également se produire de façon plus abrupte lors des grandes opérations d’aménagement urbain, comme lors des Jeux Olympiques de Rio en 2016

La gentrification en tant que phénomène de colonialisme urbain, comme évoqué par Manon Vergerio, “est un phénomène qui participe à la continuité de politiques racistes de l’État, l’effacement de groupes racisés et le recours à la violence policière parrainée par l’État”.

En effet, les personnes les plus vulnérables à la gentrification sont celles qui ont déjà subi d’autres déplacements forcés (migrants ruraux, réfugiés, demandeurs d’asile, personnes déplacées à l’intérieur de leur pays). Pour cette raison, faire le lien entre gentrification et intersectionnalité devient d’autant plus important dans un contexte de crise climatique ou les migrations liées aux catastrophes environnementales entraînent de plus en plus de déplacements forcés.

Zoom sur: La voiture électrique, chimère d’un écologisme d’occident

Il est exact de dire que le secteur des transports est très consommateur d’énergie et très émetteur de gaz à effet de serre (GES). Après de nombreuses tergiversations scientifiques, la voiture électrique émettrait 2 à 3 fois moins de CO2 selon l’ADEME, ce qui contredit les précédentes études à ce sujet. La France s’est engagée lors des Accord de Paris pour le climat en 2015, à ne pas dépasser ses quotas d’émissions de pollution en particule fine. L’un des moyens plébiscité politiquement est d’encourager les ménages à changer de véhicule pour une voiture “verte” ou souvent appelée “zéro émission”.

Voiture électrique = zéro émission ?
La solution politique d’encourager la voiture électrique, à travers le développement de bornes de recharge gratuites en ville ou d’aides à la conversion du véhicules thermiques, se focalise sur une seule variable : réduire les GES émises en France, en particulier dans nos villes, lors de son utilisation. Certes l’utilisation, de l’achat à la casse, d’une voiture électrique est moins émettrice de CO2. Mais est-elle vraiment plus écologique ? Est-elle plus durable ?

Une voiture peut-elle être écolo ?
Parler de “zéro émission” pour la voiture électrique revient à se rendre aveugle au cycle de vie total du véhicule, des matériaux mobilisés pour sa construction à sa destruction finale. Les constructeurs automobiles qui équipent leurs véhicules de lourdes batteries augmentent la pression sur le marché des métaux rares. Ces métaux rares partent donc dans des batteries à usage individuel et non collectif, alors même que l’on sait déjà que ces matériaux seront indispensables pour stocker les surplus d’énergie issues de sources renouvelables et ainsi assurer une continuité de l’offre tout au long de la journée. On parle ici de batteries de 300 kg (Renault Zoé) à plus de 600 kg pour une Tesla.

Une voiture électrique génère presque autant de carbone qu’un diesel si l’on prend en compte les métaux rares. L’extraction des matériaux utilisés pour ces batteries est réalisée principalement par des entreprises multinationales dont les sièges sociaux se situent souvent en Amérique ou en Europe, plus récemment en Asie. Elles développent des filiales au sein de pays défavorisés qui misent sur l’exploitation de leurs ressources dites naturelles pour constituer des ressources fiscales. En réalité, les contrats d’extraction penchent très souvent en défaveur du pays exploité et n’assurent guère des projets de développement économiques viables et durables sur le long terme, qui bénéficient à la majorité de la population. De nombreuses enquêtes d’ONG ont permis de démontrer que l’exploitation des ressources naturelles, sur tous les continents, mènent à des violation des droits humains et à la destruction permanente de l’environnement. Elles créent également un climat de tension social qui alimente l’instabilité politique chronique déjà favorisée par les politiques d’ingérence des pays réceptionneurs de matières. En détruisant l’environnement durablement, l’extractivisme altère l’économie locale souvent basée sur des cultures agricoles traditionnelles et de l’élevage. A travers le monde, le nombre de luttes dites “éco territoriales” liées à des projets extractivistes ne cessent d’augmenter et représentent désormais la moitié des luttes sociales (cf la carte des conflits pour la justice sociale)

La voiture électrique est une solution typique du développement durable à l’occidentale. C’est une solution aveugle aux désastres provoqués en amont de la chaîne de valeur. C’est une solution facile car elle évacue les problématiques de fonds qui ne touchent pas directement le consommateur final. Il s’agit donc d’une solution située : elle s’adresse à une certaine population qui a les moyens de se s’offrir un produit “vert”, qui souhaite agir pour l’environnement (une minorité). En revanche, elle fait peser le poids de cet acte “écologique” sur d’autres fragments de la population mondiale (une majorité) accentuant ainsi un développement durable à deux vitesses.

Le colonialisme vert

L’ouvrage de Guillaume Blanc, Invention du colonialisme vert, en finir avec le mythe de l’éden africain nous permet d’illustrer comment la vision occidentale de la nature fut “exportée” à l’échelle du continent africain tout entier, par le biais de la colonisation puis des politiques internationales de conservation. Cet “éden africain”, c’est l’idée selon laquelle l’Afrique serait originellement un espace vierge et sauvage, préservé de toute civilisation, où la nature et les animaux règnent en maître. Ainsi, pour les explorateurs et voyageurs coloniaux, la savane africaine n’est que le reste d’une forêt “primaire”, dégradée par les autochtones, et dont la préservation repose uniquement sur l’intervention occidentale. C’est dans ce contexte que sont créées les premières réserves de chasses et que l’on commence à exproprier des milliers d’habitants de leur territoire ; « en faisant porter aux Africains la responsabilité des dégâts causés par les Européens, l’État et les colons peuvent continuer de nier l’évidence : pour sauver la nature, ils devraient la protéger du capitalisme, le leur ». 

Dans son livre, Guillaume Blanc nous explique comment ce colonialisme vert a resisté aux indépendances, et fut réapproprié par les organismes internationaux de conservation tels que l’UNESCO, le WWF ou encore l’UICN. Ces organismes, sur la base de rapports approximatifs incriminant l’agropastoralisme comme principale cause de dégradation des sols et de l’environnement, convertissent ces mêmes réserves de chasse en parcs naturels, et continuent d’expulser les populations locales, au profit du tourisme bénéficiant aux dirigeants africains. Guillaume Blanc parle ainsi de “déshumanisation” des parcs naturels africains, traduite par une criminalisation de millions d’agriculteurs et bergers: 

“Le colonialisme vert c’est l’entreprise qui consiste à naturaliser l’Afrique par la force c’est-à-dire que plutôt que de résoudre la crise écologique comme elles le font en Europe des institutions comme l’Unesco, le WWF, L’UICN, s’efforcent de naturaliser l’Afrique c’est-à-dire de déshumaniser la nature.”

Guillaume Blanc

Tous ces exemples où le bonheur écologique des uns (privilégié.e.s) fait le malheur des autres (à l’intersection des discriminations) sont une manifestation de ce que Malcom Ferdinand appelle l’environnementalisme.
Dans son ouvrage Une écologie décoloniale, ce politologue et ingénieur en environnement définit l’environnementalisme comme “l’ensemble des mouvements et courants de pensée qui tentent de renverser la valorisation verticale de la fracture environnementale sans toucher à l’échelle de valeurs horizontale, c’est-à-dire sans remettre en cause les injustices sociales, les discriminations de genre et dominations politiques (…)” En d’autres termes, les mouvances environnementalistes critiquent la domination de l’homme sur la nature sans prendre en compte les formes de dominations qui existent au sein de la société humaine.

Les discriminations chez les écologistes

Si les mouvances écologiques abordent généralement un discours inclusif, elles restent souvent empreintes de patriarcat, racisme, classisme, hétéronormativité et autres schémas de pensée ancrés dans nos sociétés. En définitive, de nombreuses formes de discrimination sont bien souvent ignorées par les écologistes eux-mêmes, ce qui perpétue voire aggrave les inégalités entre différents groupes sociaux

Ecologie & classisme

L’écologie est souvent associée à une “préoccupation de riches”, réservée à une élite urbaine “bobo-écolo”, disposant de moyens pour consommer bio et local, acheter un véhicule électrique ou encore rénover l’isolation de son logement. Ces pratiques sont en effet particulièrement mises en avant par les politiques publiques dans la lutte contre le changement climatique.

Cependant, comme nous l’avons évoqué précédemment, les classes aisées sont loin d’être celles qui disposent de la plus faible empreinte écologique. Nous avons également pu remarquer que les classes les plus pauvres étaient les plus concernées par la pollution et le réchauffement climatique. Nombreux.ses habitants des quartiers populaires se disent ainsi tout particulièrement concernés par l’écologie.

Graphique : Les classes supérieures se préoccupent de l'environnement mais polluent plus que les autres, selon une enquête Tendance de consommation du CREDOC (2018)
Etude du CREDOC, 2019, Consommation et modes de vie

Comment alors expliquer que les mouvements de luttes et militantismes écologistes soient encore et toujours uniquement portés par les classes moyennes et supérieures ? 

Pour la politicienne Anne le Strat : “Deux écueils guettent le projet écologiste : celui de ne pas savoir entrer en résonance avec la société et celui de ne pas proposer d’application concrète et crédible. Le discours écologiste accorde une grande place aux notions de responsabilité, d’autonomie, de précaution, qui s’accordent mal avec des comportements consuméristes. Il reste un discours de la contrainte, voire d’une certaine « frugalité » qui, dans les faits, entre en contradiction avec l’apologie encore partagée de la société de consommation, et des aspirations majoritaires généralement tournées vers un accroissement de la production et de la consommation”. 

Le rapport à la consommation dépend étroitement du niveau de vie des individus. Ainsi, pour les catégories les plus pauvres, l’ascension économique et sociale reste fortement associée à la possibilité d’acquérir plus de biens et de services, et donc de pouvoir consommer plus.
Cela vaut également pour les classes aisées au faible patrimoine culturel comme le montre le graphique ci-joint. En revanche, on observe paradoxalement que plus le capital culturel est élevé, plus l’empreinte écologique baisse. Les individus les plus éduqués et sensibilisés à l’écologie, par exemple, sont généralement ceux qui souhaitent le plus sortir de la société de consommation, repenser leurs rapport à la sobriété voire même adopter un mode de vie minimaliste. On constate ainsi un très fort exode urbain à Paris ces dernières années, qui aurait perdu 59 000 habitants entre 2011 et 2016, selon l’Insee. D’après un sondage IPSOS réalisé en mars 2017, c’est avant tout la volonté d’améliorer leur cadre de vie avec un retour à la nature, un logement plus confortable (plus spacieux, avec jardin et/ou potager) qui motive leurs choix. 

Nous sommes donc face à un paradoxe. Si les populations les plus précaires sont celles qui polluent et qui consomment le moins, ce sont également celles qui sont le plus ancrées dans la société de consommation. Le milieu militant écologiste, promouvant l’anti-consumérisme, la sobriété, la décroissance, entre donc en contradiction avec les “attentes sociales” de cette catégorie. A l’inverse, les milieux plus aisés, n’ayant plus à se préoccuper d’atteindre un certain seuil de niveau de vie, peuvent donc se mettre en quête d’un retour vers de telles valeurs à travers l’engagement écologiste.

Ecologie & Hétéronormativité

Il arrive aussi que des discours écologistes naturalisent des discriminations sociales, notamment envers les personnes non-hétérosexuelles.

“(…) J’ai souvent été confronté à une hétéronormativité latente dans les milieux écologistes tournés vers le sensible. Certains discours – la nécessaire complémentarité du féminin et du masculin par exemple – ont tendance à ériger l’hétérosexualité comme norme universelle et naturelle. Ces récits véhiculent implicitement le message aux corps-esprits dont les identités de genre et les orientations sexuelles s’écartent de ces normes que nous sommes des être déviants, non-naturels.”

Témoignage d’Aurel recueilli par Julien Didier (Mycélium)

Ecologie & validisme

La place de l’handicap au sein du mouvement écologiste reste encore très faiblement étudiée et plutôt marginalisée. De plus en plus d’associations anti-validistes dénoncent cependant le manque d’inclusivité de certaines campagnes écologistes. C’est par exemple le cas de l’interdiction de la paille en plastique dans de nombreux pays, pourtant indispensable à certains usagers. Le peu d’alternatives proposées (paille en métal, en bambou ou en verre) comprennent malheureusement de nombreux inconvénients pour les personnes présentant un handicap: difficilement maniables, risques de brûlures ou d’étouffement, etc…

En pensant l’écologie sans prendre en compte la société dans son ensemble, on risque de marginaliser encore plus certaines parties de la population qui le sont déjà. Les personnes handicapées sont autant soucieuses de l’environnement que les reste de la population et du fait de ne pas trouver des alternatives qui s’adaptent à leurs besoins, certaines peuvent culpabiliser. Une écologie inclusive serait une écologie qui veillerait à questionner les usages superflus de certains plastiques à usage unique, toujours dans l’idée de préserver l’écologie et l’environnement, et tacherait à trouver des alternatives pour une emploi responsable de ces outils.

https://beaview.fr/

Au vu des différents exemples exposés ci-dessus, il semble nécessaire de développer un regard intersectionnel au sein des luttes écologiques. Les préjudices environnementaux, qu’ils soient induits ou non par les humain.e.s, nous frappent de manière différenciée en fonction de nombreux facteurs qui s’articulent entre eux. De même, nous ne sommes pas tous autant responsables de la crise écologique actuelle, et des outils comme la mesure de l’empreinte carbone permettent de se conscientiser à ses propres privilèges et contradictions.

En outre, les questions écologiques et sociales ne vont pas toujours de pair. Il arrive bien souvent en effet que des politiques écologiques satisfassent une certaine vision de la préservation de la biodiversité tout en se montrant tout-à-fait aveugles aux nuisances qu’elles causent à des populations humaines marginalisées. Un regard intersectionnel permet alors d’analyser ces pratiques discriminantes, voire parfois néo-coloniales, de l’écologie.

Quand on cherche les responsables de telles inégalités socio-environnementales, on pourrait avoir tendance à dénoncer les courants qui protègent les privilèges des classes aisées ou encore ces parties qui se soucient peu de l’écologie. Il semble pourtant important de balayer devant la porte des écologistes. Porter un regard intersectionnel sur les mouvements écolos révèle ainsi des problèmes internes d’inclusivité et de représentation. En prenant en compte les inégalités sociales sous toutes leurs déclinaisons dans leurs luttes écologiques, de nombreux mouvements font aujourd’hui bouger les lignes de l’écologie. Nous vous en présentons quelques-uns dans la partie suivante.

 

Les mouvements transversaux de lutte

La confrontation des mouvements antiracistes, décoloniaux et féministes aux dégradations environnementales de la Terre
est bien un prolongement de leurs luttes. Les peuples de couleur ont à se réapproprier la crise écologique tout autant que
les conceptualisations de l’écologie.”
Malcom Ferdinand, Une écologie décoloniale

Dans cette section, nous introduisons une multitude de luttes qui allient justice sociale et préservation de l’environnement. La diversité des thématiques, des acteurs et actrices de ses luttes et des territoires concernés montre que l’écologie et les questions sociales sont intrinsèquement liées. Les approches transversales de ces mouvements sont aussi bien souvent intersectionnelles, du fait qu’elles se basent souvent en réponse à différents types d’oppression de genre, de classe, de race, d’orientation sexuelle… 

Luttes autochtones

Les peuples autochtones représentent 400 millions de personnes, soit 6% de la population mondiale, résidant sur tous les continents. La notion d’autochtonie varie cependant d’une région à l’autre, en particulier selon l’histoire de la colonisation du territoire. Ainsi et pour schématiser, en Amérique et en Océanie où les colons occidentaux sont allé.e.s peupler les territoires, les populations autochtones se retrouvent souvent en minorité au sein de leur pays. En Afrique et en Asie où les colons se sont relativement moins installé.e.s, la notion d’autochtone a davantage une connotation de sous-ensemble ethnique. Les luttes autochtones de par le monde se font néanmoins échos à bien des égards. Iels revendiquent leur droit de posséder des territoires, de préserver leur culture, ce qui inclut leur mode de vie et donc l’environnement dans lequel ils vivent, et font face à un découpage des frontières qui correspond rarement avec leur propre découpage territorial ou encore à des inégalités socio-économiques criantes. 

L’anthropologue norvégien Saugestad mentionne le terme “colonie interne” pour décrire le phénomène de “populations qui n’ont jamais atteint un statut d’indépendance” au sein d’un pays indépendant. Les luttes des peuples autochtones font donc échos aux luttes décoloniales et s’inscrivent dans le cadre des luttes intersectionnelles. De plus, la communauté mondiale autochtone se veut garante de savoirs locaux sur l’environnement primordiaux pour la préservation et la compréhension de la biodiversité. Un rôle important qui lui a valu l’attention de la communauté internationale depuis les années 1980.

La communauté autochtone s’est ainsi formée à l’échelle mondiale à travers des revendications et visions communes tant sociales qu’environnementales. Cet empowerment des peuples autochtones s’inscrit dans un contexte plus large de valorisation dans le secteur du développement dit “local”. Leurs savoirs naturalistes locaux, un temps jugés arriérés, ont ainsi été revalorisés par les organisations internationales comme apportant des réponses à la préservation de la diversité biologique. Au fil des conférences, la communauté globale autochtone s’est ainsi imposée comme une voix essentielle des discussions environnementales, et a en contrepartie vu ses droits, notamment de propriétés intellectuelle et foncière, reconnus sur le plan international. La route des peuples autochtones reste néanmoins longue pour mettre fin aux discriminations systémiques qui les frappent partout dans le monde et pour protéger leur patrimoine culturel, dont celui lié à la nature.

Luttes écoféministes

Malgré sa popularité éditoriale, le concept d’écoféminisme reste relativement incompris par un grand nombre de personnes. Courant philosophique, mouvement militant, concept théorique, l’écoféminisme recouvre une grande variété d’idées et de pratiques. Au croisement de ces différents aspects se trouve une même affirmation : l’oppression des femmes et la surexploitation de la nature sont des phénomènes intimement liés.

Au-delà d’un concept théorique, l’écoféminisme est avant tout un mouvement contestataire qui prend naissance et révèle son essence dans des luttes variées : luttes antinucléaires, anti complexe militaro-industriel, contre la déforestation, l’extractivisme, pour le climat…

Pour en lire plus sur les luttes des écoféministes et découvrir les autres aspects de ce mouvement, vous pouvez lire l’article de Perrine et Elisa sur le sujet.

L’écoféminisme se revendique généralement comme un mouvement intersectionnel qui s’intéresse tout d’abord aux femmes, mais également aux questions de race, de classe et d’orientation sexuelle. Les approches développées par le mouvement offrent des outils de réflexions innovants pour critiquer l’association entre femmes et natures dans les représentations, pour désagréger des données sur les dégâts du réchauffement climatique et sur la lutte environnementale ou encore pour analyser la division genrée des responsabilités, des conséquences et des réparations vis-à-vis des enjeux climatiques contemporains.

Plus d’information sur les outils de réflexion de l’écoféminisme et sur les passerelles qui existent avec d’autres courants d’écologie intersectionnelle dans cet article d’Amaël.

Mouvement punk féministe

Le mouvement punk féministe se créé suite à l’invisibilisation des femmes aux seins des groupes punks. Par exemple, lors des concerts les femmes étaient toujours “laissées” à l’arrière de la scène. Les pochettes d’albums des groupes de punks d’hommes représentaient une image de la femme sexualisé et sexiste. Le premier mouvement punk féminste est celui des Riots Grrrls au début des années 90. Joan Jett va produire plusieurs de ces groupes tels que les Bikini Kill et les Bratmobile. Pourtant ce même mouvement va s’essouffler et se diviser car il va lui-même marginaliser la parole des femmes lesbiennes et/ou racisés et ne représentera qu’une seule catégorie de femmes. Des femmes blanches de la classe moyenne. Ces groupes vont aussi être accompagnés de festivals comme le Ladyfest originaire de la ville d’Olympia, situé dans la côte Nord-Ouest des Etats-Unis et en même temps que la révolution musicale du Grunge à quelques kilomètres d’Olympia. Ces festivals vont permettre à ces personnes de promouvoir et d’exprimer leur arts, mais encore fait polémique en raison de la non-inclusion des femmes racisées et/ou lesbiennes. Cette inégalité va provoquer l’organisation de festivals racisés.

Luttes BIPOC**

Aux Etat-Unis où il est bien plus courant qu’en France de parler d’oppression systémique liée à la race supposée des individus dans le discours public, les luttes sociales intersectionnelles battent actuellement leur plein. Suite au slogan Black Lives Matter popularisé en 2013 pour dénoncer les violences policières envers les personnes noires, le spin-off “Black Trans Lives Matter” a été popularisé en 2020 pour sensibiliser aux violences (et aux meurtres) subis par de nombreuses femmes noires transgenres.

Le collectif américain Intersectional Environmentalist a été fondé en 2020 pour inclure les questions de justices sociales au sein des milieux écologistes. Il s’est fait connaître à la suite d’un post Instagram qui disait “les écolos pour Black Lives Matter”. Son slogan est de “démanteler les systèmes d’oppression dans le mouvement environnementaliste.” Depuis sa création, le collectif a réalisé un travail impressionnant de sensibilisation et d’information sur les réseaux sociaux au sujet des liens luttes raciales, féminisme et écologie. La vidéo ci-dessous est une de leur production. Elle retrace l’histoire environnementale des Etats-Unis en incluant les points de vue des personnes noires, autochtones et autres communautés de personnes de couleur. L’histoire environnementale, comme tous les pans de l’histoire, a bien souvent été écrite par les dominants ; sa réécriture permet de créer un imaginaire collectif plus inclusif qui prenne en compte les divers rapports au territoire états-unien.

** Le terme BIPOC signifie Black, Indigenous and People of Color (Noir.e, autochtone et personne de couleur) et est utilisé pour parler des personnes non-blanches qui subissent du racisme.

Luttes dans les quartiers populaires

Les habitants des quartiers populaires sont les plus exposés aux pollutions et aux risques industriels. Pourtant, dans le débat public et plus particulièrement les milieux militants écologistes, il est souvent considéré que les classes populaires ne s’intéressent pas à l’écologie.

Pour Fatima Ouassak, politologue et militante à l’origine du Front de Mères, il y a plusieurs raisons à cela, à commencer par “les conditions matérielles d’existence des classes populaires(…), difficilement compatible avec les ressources de tous ordres qu’exigent de fait les milieux écologistes pour qui prétendrait y avoir accès”.  
D’autres part, “les problèmes spécifiques que vivent les habitants des quartiers populaires sont rarement qualifiés d’environnementaux ou d’écologiques, car ils n’entrent pas dans le champ établi par les classes moyennes et supérieures blanches, sur la base de leurs propres enjeux de classe.”

Ainsi, de nombreuses pratiques écologiques existent déjà dans les quartiers populaires, n’étant pas encore désignées comme telles par les classes les plus aisées qui les assimilent à de la “précarité”. Mentionnons parmi celles-ci le recours aux transports en communs et au covoiturage, les pratiques de récupération, de partage de nourriture, etc

La chercheuse Léa Billen, dans un entretien avec Mediapart, explique que nombreuses de ces pratiques se retrouvent aujourd’hui récupérées et instrumentalisées pour être intégrées au sein du système capitaliste. C’est par exemple le cas des jardins ouvriers, à l’origine issus des quartiers populaires, aujourd’hui de plus en plus délocalisés dans les milieux les plus aisés sous le nom de “jardins partagés”. C’est également le cas du “Do-it-Yourself” et de “l’Upcycling”, qui renvoient directement aux pratiques populaires de récupération et de bricolage qui existent depuis de nombreuses années. Derrière cette question qui semble uniquement sémantique, c’est en réalité tout un processus de conscientisation écologique qui se réalise.

Luttes LGBTQ+

Chaque mois de juin, la communauté homosexuelle devient la cible de centaines de marques de vêtements, d’accessoires et autres biens de consommation qui se voient affublés d’un drapeau arc-en-ciel. Ce “capitalisme rose” était un temps vu comme une normalisation de l’homosexualité, puis du transgenrisme plus récemment, car permettant plus de représentation des personnes LGBTQ+ dans la société.

Aujourd’hui, beaucoup s’accordent à dire qu’il s’agit davantage d’une stratégie de marketing que d’un réel soutien aux revendications des luttes LGBTQ+ (lesbiennes, gays, bisexuelles, trans, queer et autres identifications de genre et de sexualité non cisgenre et hétérosexuelle). A contresens de l’approche capitaliste, des militant.e.s écolos et LGBTQ+ cherchent à montrer que la nature est queer, que le masculin et le féminin ne sont pas deux bloc immuables en dehors de l’espèce humaine et qu’ainsi leur sexualité et identité de genre est tout aussi naturelle que celles des cis-hétéros.

Alternatives émancipatrices

Aux Chiapas

Le Chiapas est une région du Mexique. Les communautés autochtones de la région habitaient dans la Selva Lacandon. Cette région possède malheureusement peu de terres cultivables et provoque donc le déplacement de familles dans le Chiapas créant ainsi de nouvelles communautés. Une nouvelle forme d’organisation politique se développe dans la région avec un premier congrès autochtone en 1974. C’est le début de la lutte zapatiste. Conflit armée qui dure 12 jours contre l’armée mexicaine. Un cessez le feu est mis en vigueur. Les neuf années suivantes, l’État Mexicain et les zapatistes vont parlementer pour que le Chiapas obtiennent certaines de ces revendications, comme un meilleur accès à l’éducation, l’autogestion des communautés indigènes et la reconnaissance de leur culture. Cependant aucune des revendications souhaitées par les zapatistes ne vont être exaucées.Ils vont donc mettre en place leur propre système politique. 

Les femmes dans le mouvement zapatiste:

Le Mexique est un des pays ayant le plus grand nombre de féminicides (environ 3800 par année). Pourtant dans le Chiapas et au sein du mouvement zapatiste les femmes exercent un pouvoir considérable. Ce sont elles qui organisent les activités internes. Qu’elles soient domestiques, agricoles ou artisanales. D’ailleurs une grande part des réseaux civils qui soutiennent le mouvement zapatistes sont administrés par des femmes. De plus l’importance de la femme au sein du groupe fait partie du discours politique de l’EZLN. Cependant cette facette féministe du mouvement zapatiste n’est que trop marginal, peu de droits concernants les femmes ne sont discutés. Finalement cette image “féminste” ne sert (presque)  qu’à donner une meilleure vision de leur organisation à l’occident et aux ONG. 

L’écologie selon les zapatistes:

Le mouvement zapatiste va principalement défendre son territoire, ses paysages et sa culture. Un des exemples les plus parlant est celui de la réserve naturelle écologique du cerro de Huitepec. C’est un territoire partagé par une diversité d’acteurs: la population locale, les propriétaires fonciers de Monterrey et le maire de Jobel. L’objectif de l’administration de Jobel est de faire d’une partie de la réserve naturelle écologique un parc zoologique soutenu par un projet d’urbanisation de luxe. Les locaux protestent contre ce projet et organisent un campement permanent et continuent d’exercer leurs pratiques qui entretiennent cet espace naturel.

Au Rojava

Depuis 2016 est menée au Rojava, région kurde située au nord-ouest de la Syrie, une “expérimentation démocratique exceptionnelle” mêlant à la fois révolution sociale et écologique, en plein contexte de guerre civile.

Pour plus de détails sur cette initiative, n’hésitez pas à lire l’article de Nouma à ce sujet.

Du Rojava à l’Amazonie, des mouvements des quartiers populaires aux luttes LGBTQ+, les thématiques de l’écologie s’inscrivent donc dans les luttes sociales de communautés très diverses à travers le monde. Individuellement, ces différents mouvements transversaux montrent les liens nécessaires entre justice écologique et sociale. Que ce soit sur des enjeux concrets tels que la préservation de la biodiversité et la production de CO2, ou abstrait comme la conception de cadres de pensée, ces mouvements démontrent l’importance du cadre de pensée intersectionnelle pour n’oublier personne.

Analysés ensemble, ces mouvements démontrent la diversité des discours et pratiques écologiques dans le monde. Ils présentent une certaine cohérence dans leur vision de l’origine des enjeux socio-environnementaux auxquels ils font face et donc l’importance du cadre de pensée intersectionnelle.

Le chercheur et militant écologiste et LGBTQ+ Cy Lecerf Maulpoix écrit : 
“L’intersectionnalité répond sans doute à autre chose qu’à une simple stratégie de résistance, mais bien à la tentative d’articuler les luttes ensemble afin d’identifier les différentes oppressions d’un système global.”

Ce “système global” qui régit nos relations humaines et à la nature est un système capitaliste, patriarcal, sexiste, souvent homophobe et raciste, voire néocolonial, dicté par le Nord et particulièrement par l’Occident et générateur d’inégalités à tout niveau. 

Cette analyse intersectionnelle et systémique des liens entre intersectionnalité et écologie invite à comprendre les ramifications entre les différentes manifestations d’injustice, qu’elles soient écologiques ou sociales. Ce qu’il reste à voir, c’est quelle alternative à ce système global nous pourrions inventer ? La partie suivante reprend les travaux de différent.e.s penseur.se.s qui ont réfléchi à une utopie intersectionnelle et écologique, et offrent des pistes de transition vers ce but ultime.

Photo : Thomas Cytrynowicz

Trois utopies intersectionnelles et écologiques

Depuis le rapport Meadows (1972), aussi intitulé “Les limites de la croissance,” qui relie croissance économique et conséquences écologiques, les penseur.se.s de la décroissance se sont multiplié.e.s pour appeler à une “sobriété heureuse”, pour reprendre l’expression de Pierre Rabhi. L’idée au cœur du mouvement est de dénoncer l’absurdité d’une poursuite effrénée de la croissance économique mesurée au PIB. Iels appellent ainsi, en particulier dans les pays du Nord, à vivre de manière plus simple et respectueuse de l’environnement.   Le mouvement parle de décolonisation des imaginaires” pour appeler à la sortie des logiques capitalistes prégnantes en Occident puis dans le reste du monde depuis la révolution industrielle. Leur utopie écologiste se veut ainsi décoloniale, mais c’est davantage l’économie que la société qui est généralement visée par cette critique décoloniale. Les questions de race et de genre sont notamment moins abordées. Les décroissantistes utilisent souvent la métaphore de l’atterrissage pour décrire leur projet de société. En sortant d’une économie dictée par la croissance, nous atterririons dans une société nouvelle, plus égalitaire et durable. Le problème d’une telle vision sans analyse intersectionnelles des inégalités est le risque que tous et toutes ne parviennent pas jusqu’à la piste d’atterrissage. La première section a montré les limites des initiatives vers une société plus respectueuse de l’environnement qui n’œuvrent pas conjointement pour une société plus inclusive et égalitaire. Les mouvements de luttes transversales mentionnés dans la deuxième section ont bien compris cette nécessité et c’est pour cela qu’ils traitent à la fois de questions sociales et environnementales. Dans cette dernière section, on s’interroge sur la convergence des enjeux en présentant trois théories utopistes qui allient prise en compte des formes d’oppression intersectionnelles et justice environnementale. Ces trois utopies sont l’écologie décoloniale théorisée par Malcom Ferdinand, l’écoféminisme théorisé notamment par Jeanne Burgart Goutal et Françoise Flamant et l’internationalisme radical théorisé par Maïka Sondarjee. Les auteur.e.s utilisent tous trois le prisme de l’intersectionnalité pour concevoir par des chemins relativement proches, ou en tout cas complémentaires, un nouveau projet de société.

L’écologie décoloniale de Malcom Ferdinand

L’épilogue de l’ouvrage Une écologie décoloniale de Malcom Ferdinand est titré “un autre cap est possible”. Au fil de son livre, l’auteur tisse une histoire matricielle des luttes postcoloniales, écologiques, et dans une moindre mesure féministe, pour proposer une nouvelle approche d’écologie politique.

“L’écologie décoloniale articule la confrontation des enjeux écologiques contemporains avec l’émancipation de la fracture coloniale, avec la sortie de la cale du navire négrier. L’urgence d’une lutte contre le réchauffement climatique et la pollution de la Terre est imbriquée dans l’urgence des luttes politiques, épistémiques, scientifiques, juridiques et philosophiques, visant à défaire les structures coloniales du vivre-ensemble et des manières d’habiter la Terre qui maintiennent les dominations de personnes racisées, et particulièrement les femmes, dans la cale de la modernité. “

Malcom Ferdinand, Une écologie décoloniale

Adepte de métaphores maritimes, l’auteur symbolise différents types de société à travers différents bateaux afin de sensibiliser à l’importance d’une approche décoloniale de l’écologie. Le chapitre 3 de son livre se penche sur l’image du navire négrier. Celui-ci représente la société coloniale où les maîtres européens se retrouvent sur le pont, privilégié.e.s de par leur couleur de peau, mais aussi leur genre ou leur classe sociale. Les captif.ve.s africain.e.s se voient contraint.e.s d’être enfermé.e.s dans une calle, exclu.e.s des décisions sur le cap à prendre et dominé.e.s par ceux et celles sur le pont. C’est ce qu’il nomme la “politique de la cave”. L’héritage d’un tel rapport de domination teinte nos sociétés contemporaines. Le courant décolonial vise justement à observer toutes les formes de cet héritage afin d’y remédier, c’est-à-dire de sortir de la cale du navire négrier, pour reprendre l’image. Un second navire dont parle Malcom Ferdinand est l’arche de Noé. Cette référence biblique est analysée comme une métaphore de l’écologie politique non-intersectionnelle. Ainsi, l’écologie de l’arche de Noé est une forme d’écologie sélective qui va panser les problèmes de certain.e.s tout en ignorant ceux des autres. La section sur l’environnementalisme en partie 1 de l’étude donne de nombreuses illustrations d’une telle approche. Dans sa dernière partie, Malcom Ferdinand propose d’abandonner les navires négriers et arches de Noé pour imaginer un « navire-monde », utopie égalitaire vers laquelle aspirer tous et toutes ensemble. S’inspirant des théories de la décroissance de Serge Latouche notamment, il dessine ainsi un projet de société qui soigne à la fois les fractures sociétales et environnementales. Il s’agit là d’un large projet tout juste ébauché dans ce premier ouvrage qui reste très théorique et n’apporte que peu de propositions pour atteindre le cap utopique fixé. Il n’en reste pas moins que l’ouvrage de 2019 a suscité un certain engouement chez les militant.e.s écologistes et de luttes sociales ainsi que parmi les chercheur.se.s. Son analyse historique et cosmogonique des liens entre colonialisme et préjudice environnemental dans les Caraïbes ouvre la porte à de nombreuses discussions sur la généralisation au monde entier du croisement de ces thématiques. De plus, si le focus est sur les questions coloniales et raciales, l’auteur fait un bel effort pour inclure les questions féministes, de la cause animale et plus modestement d’inégalités liées au handicap et à l’orientation sexuelle pour offrir une analyse résolument intersectionnelle.

Les terres de femmes écoféministes

Nous avons parlé dans la section précédente des luttes des écoféministes. Ce mouvement aux courants pluriels est également porteur d’utopie, celle d’une sortie du système patriarcal et sexiste qui opprime les femmes et la nature. De nombreuses communautés utopiques écoféministes ont germé partout dans le monde.
Couverture du livre de Françoise Flamant: Women's Lands, Construction d'une utopie, Oregon, USA, 1970-2010

Selon Jeanne Burgart Goutal, auteure de l’ouvrage Être écoféministe : Théories et pratique, l’écoféminisme est intersectionnel à travers ces idéaux. Si les enjeux de genre et d’écologie priment, elle avance que dans la théorie l’utopie écoféministe se veut égalitaire et inclusive à tous les niveaux, notamment sur les questions raciales et d’orientation sexuelle. Elle fait d’ailleurs le lien avec les théories de Malcom Ferdinand ou celle de Françoise Vergès sur le féminisme décolonial.

Les années 70 ont vu s’installer des Terres de femmes, dont les premières virent le jour en Oregon, aux États-Unis. Françoise Flamant décrit l’origine de ces lieux non-mixtes, pour la plupart lesbiens, dans son ouvrage Women’s Land, construction d’une utopie (2015). Dans la série Arte Radio Un Podcast à soila journaliste Charlotte Bienaimée partage le quotidien d’habitantes d’une Terre de femmes en France, dans les Pyrénées. Tout comme en Oregon, il s’agit d’une Terre de femmes non-mixte et lesbienne. À cette non-mixité, les habitantes répondent le souhait de créer une communauté libérée des normes et valeurs véhiculées par le patriarcat.

Cette Terre est un endroit où les femmes, d’ici et d’ailleurs, se sentent en sécurité. Il s’agit également pour elles de développer un nouveau rapport au corps, qui ne soit plus objectivé et sexualisé par un regard masculin. Se sentir en sécurité, recréer des valeurs, cohabiter avec le Vivant, mais aussi et surtout développer un sentiment de sororité qui pour elles ne pouvait être “vrai” dans une société patriarcale qui place les femmes en compétition les unes par rapport aux autres. De plus, elles souhaitent vivre leur homosexualité librement, et en faire, pour une fois, la norme de leur communauté. Enfin, elles développent un rapport de soin quotidien, à la terre tout comme entre elles, développent une nouvelle manière d’être au monde.

Ces communautés écoféministes, fondées il y a plus de 50 ans pour certaines, accueille aujourd’hui des personnes aux âges très variés. Ce brassage intergénérationnel donne souvent lieu à des débats entre féministes de différentes générations, notamment sur la non-mixité lesbienne ou sur l’acceptation des femmes trans et des personnes non-binaires.

Ces utopies pérennes montrent à la fois la pluralité des visions de l’écoféminisme, mais aussi une limite de l’intersectionnalité. Il ne faudrait en effet pas croire que toutes les formes d’oppressions sociales puissent être combattues conjointement sans créer des remous et des débats.

L’écoféminisme en cinq portraits :

Ces 5 portraits d’écoféministes indienne, française, américaine, kényane et brésilienne attestent de la diversité des réflexions du mouvement écoféministe. Une utopie écoféministe intersectionnelle pourrait donc être communautaire, plurielle, adaptée aux membres qui la conçoivent et qui la font vivre, à l’instar des terres de femmes. Plutôt qu’un cap à atteindre pour tous, elle pourrait être un havre hors du monde, ou bien une refonte en archipels communautaires du monde.

L’internationalisme radical de Maïka Sondarjee

Dans son ouvrage Perdre le Sud :  Décoloniser la solidarité internationale, la chercheuse en sciences politiques Maïka Sondarjee dresse une critique fine de l’ordre mondial actuel. Experte des relations internationales, elle analyse en particulier les rapports de force entre les pays du Nord global (l’Occident et quelques États d’Asie) et du Sud global (l’Amérique latine, l’Asie et l’Afrique). Ces deux blocs, dont la composition reste évidemment discutable, s’opposent l’un à l’autre en termes de développement économique, mais partagent également à travers l’histoire, l’un étant composé d’une majorité de pays colonisateurs, l’autre de pays colonisés.

La critique de Sondarjee porte principalement sur des questions sociales, mais aussi sur des enjeux environnementaux entre lesquels elle voit des liens systémiques. Selon elle, le patriarcat, le capitalisme, le colonialisme, le racisme sont autant de cadres imbriqués les uns dans les autres. Pour analyser l’articulation entre ces systèmes de pouvoir, elle emploie le cadre de l’intersectionnalité.

“Ce n’est pas qu’il y a le capitalisme et il y le racisme systémique, ce n’est pas qu’il y a le capitalisme et il y le colonialisme, il s’agit d’un capitalisme colonial, il s’agit d’un capitalisme racialisé, il s’agit d’un patriarcat racialisé. Pour moi il y a des structures d’oppression, d’exploitation et de dépossession qui se traversent les unes les autres, qui se permettent les unes les autres.”

Maïka Sondarjee dans le podcast Les Echos d’Eco-Habitons

Elle tire de cette analyse un constat grave sur le creusement des inégalités à travers le monde, notamment sur le plan environnemental. Personnalisant son propos par des luttes concrètes, elle parle de Máxima, militante autochtone et paysanne péruvienne qui mène un combat à la fois féministe, écologique et anticapitaliste contre une société d’extraction minière qui cherche à lui ôter ses terres. Elle discute également l’externalisation des coûts sociaux et environnementaux induits par les modes de vie des populations du Nord global, et l’impact particulièrement fort de la crise environnemental sur les femmes du Sud global.

Avançant à la frontière entre pragmatisme et utopisme, Maïka Sondarjee propose dans son ouvrage un nouveau modèle de relation internationale qu’elle nomme “internationalisme radical”. Sa théorie fixe à la fois un cap idéal lointain mais aussi un itinéraire avec de nombreuses propositions concrètes pour lutter conjointement contre le racisme, le sexisme, les inégalités économiques et les enjeux écologiques sur le court et moyen terme. 

Sa notion d’internationalisme radical se base sur l’idée d’étendre les formes de solidarité qui existent au niveau national à une échelle internationale. Cela passe certe par une redistribution accrue des richesses, mais également par un changement de mentalité. Elle propose par exemple de cesser de prioriser les vies des personnes blanches et / ou occidentales dans les médias lorsque des catastrophes naturelles ont lieu. Son modèle passe enfin par des réformes de fond des relations internationales et du secteur du développement, notamment avec “l’annulation des dettes illégitimes, une plus grande régulation du cours des matières premières et l’adoption de règles de commerce plus équitables.”

Si l’écologie n’est pas au cœur du programme de l’internationalisme radical, elle reste tout du moins une composante essentielle et imbriquée dans les questions sociales. De fait, elle reprend en grande partie les idées de Malcom Ferdinand et défend sa vision de l’écologie décoloniale. Ainsi, lorsqu’elle défend la préservation des cultures autochtones, elle précise également l’importance de leurs savoirs sur leur environnement :

Ces connaissances marginalisées, parfois appelées traditional ecological knowledge, peuvent aider les scientifiques à comprendre et réagir à la crise climatique, que ce soit vis-à-vis de la fonte des glaciers, de la protection de la faune ou du contrôle des feux de forêt.

Les idées de Maïka Sondarjee sont intrinsèquement intersectionnelles. Pour l’auteure, les théories marxistes centrées sur les luttes de classe ne suffisent pas à expliquer et à proposer des solutions pour régler les enjeux socio-environnementaux du 21e siècle.

L’internationalisme radical ne rejette pas en bloc l’existence de classes sociales ou l’importance des mouvements ouvriers dans l’histoire, mais souligne le besoin de développer une théorie complexe qui inclut une pluralité de facteurs et de systèmes de domination pour comprendre les injustices et les perspectives de transformation.

Conclusion

Regarder l’écologie sous le prisme de la pensée intersectionnelle permet d’observer l’impact différencié du réchauffement climatique sur les femmes, les peuples du Sud, les personnes racisées, les classes sociales aux revenus les plus faibles… Cela permet de comprendre comment ces composantes s’articulent entre elles. Concrètement, il s’agit de réaliser que ce n’est pas l’humanité toute entière qui est responsable à égalité de la crise écologique et que toute l’humanité n’en souffre pas et ne va pas en souffrir de la même manière. Porter un regard intersectionnel sur l’écologie, c’est aussi comprendre les liens entre les inégalités sociales et les préjudices subis par la faune, la flore, les océans, les sols, l’atmosphère… C’est déceler des systèmes d’oppression créés par certains groupes sociaux et imposés à d’autres groupes sociaux ainsi qu’au reste du vivant et du non-vivant.

A travers notre analyse, ce sont deux approches de l’intersectionnalité que nous avons employées. La première approche que l’on peut qualifier d’identitaire vise à observer l’articulation entre différents « signifiants », pour reprendre le terme de la sociologue Colette Guillaumin. Ces signifiants, tels que le genre, la race, la classe, sont autant d’étiquettes posées sur chacun d’entre nous par la société et qui induisent des discriminations. Cette approche, proche de la théorie développée par Kimberlé Crenshaw en 1989, a comme sujet l’individu.e ; elle vise à analyser l’articulation des formes d’oppression sur ce celui ou celle-ci afin de qualifier avec précision son vécu.

La seconde approche, que l’on pourrait appeler systémique, vise à analyser l’articulation des formes de pouvoir et leurs conséquences au sein de la société. Concrètement, il s’agit de comprendre les effets de l’imbrication du capitalisme, du patriarcat, du sexisme, du racisme, du colonialisme, de l’homophobie. Bien souvent ces différentes structures d’oppression se valident l’une l’autre, se complètent. Cette approche a comme sujet la société dans son ensemble: elle permet de penser aux injustices au sens large.

Les approches identitaire et systémique ne sont bien sûr que deux côtés de la même pièce, celle du cadre de pensée intersectionnel. Les différents mouvements mentionnés dans cette étude tendent à les utiliser simultanément, en puisant des grandes théories féministes, marxistes et décoloniales, ou bien en partant du propre vécu de chacun.e pour alimenter son militantisme.

Cette différenciation de l’intersectionnalité en deux approches est importante pour penser ses liens avec l’écologie. En effet, l’approche identitaire tend davantage à observer les similarités de vécu entre des individu.e.s et le monde naturel. Une telle approche, développée par exemple par une partie du mouvement écoféministe, permet de tisser des liens de solidarité avec le non-humain. Cependant, il ne faudrait pas voir en l’écologie un signifiant supplémentaire. Malgré leur proximité, les questions sociales et environnementales restent distinctes au sein l’approche identitaire.

L’approche systémique permet de dépasser une telle distinction. En effet, elle permet d’avancer que l’origine des inégalités sociales et des préjudices environnementaux est la même. Celle-ci se trouve dans “l’ordre mondial institutionnalisé” pour reprendre le terme de Maïka Sondarjee, elle-même inspirée par la pensée de Nancy Fraser. Malgré des efforts pour se réformer, les institutions de nos sociétés continuent à perpétuer le racisme, le sexisme, les inégalités, la pollution, la destruction de la biodiversité, le réchauffement climatique… L’inertie de nos sociétés à traiter les différentes sources des problèmes socio-environnementaux est donc un problème central et unique.

Et maintenant ?

Au terme de ces quelques mois de rédaction de notre étude, quelques recommandations émergent pour opérationnaliser nos réflexions sur les liens entre l’écologie et l’intersectionnalité. Ces conseils sont avant tout à destination de celles et ceux qui travaillent ou militent dans le domaine de l’écologie, du développement durable, de la politique et du social, mais tout un chacun peut y trouver des idées.

Il ne faudrait pas croire que les mouvements qui se disent intersectionnels convergent tous vers une même utopie égalitaire. Les différents mouvements intersectionnels présentés dans cette étude possèdent des points de divergence réels, si bien qu’il est difficile d’imaginer une convergence vers un même cap. L’outil d’analyse que représente l’intersectionnalité ne nous mettra jamais tous d’accord. 

Il faudrait plutôt voir les alliances possibles entre les mouvements, notamment entre les luttes sociales et les luttes environnementales. Il faut comprendre les causes communes des enjeux qui nous animent. Chacun.e peut avoir ses priorités mais co-construire des actions/plaidoyer/recherches ensemble si des solutions communes existent, notamment à l’échelle locale.

Il ne faudrait pas penser qu’adopter le prisme de l’intersectionnalité nous empêche d’avoir des biais. Se positionner en sachant car formé.e.s à ce regard risque au contraire de nous mettre des œillères. De même, il ne faut pas essentialiser autrui sous prétexte qu’iel rentre dans telle ou telle case. 

Il faudrait plutôt rester à l’écoute et rester critique. Il faut se souvenir que chaque vécu est unique et que la force de l’outil intersectionnel est de rendre visible des articulations, d’ouvrir la discussion et non pas de l’enfermer. Si notre mission à Eco-Habitons est de valoriser la pluralité des discours et des pratiques écologiques, c’est que nous sommes convaincu.e.s qu’à travers notre diversité nous pouvons réfléchir à une écologie plus inclusive. Il nous paraît essentiel également d’amplifier les voix des personnes concernées plutôt que de se substituer à elles, de les impliquer dans les discussions sur le sujet. D’ailleurs, si vous avez des choses à redire sur notre enquête, n’hésitez pas à nous contacter pour en parler !

Il ne faudrait pas simplifier l’opérationnalisation, dans des projets de développement, de thématiques telles que le genre ou l’environnement, qui sont souvent requises par les bailleurs. Ces enjeux, qui peuvent certes être reliés en termes de cause systémique et d’analyse, doivent sans doute être abordés séparément.

Il faudrait plutôt réaliser qu’il est difficile de mettre en pratique les réflexions matricielles qu’impose une telle approche et que les enjeux sociaux et environnementaux. Selon nous, l’intersectionnalité apporte peut-être une plus-value sur les enjeux environnementaux avant tout comme un outil d’analyse. Elle permet un diagnostic plus holistique de chaque situation, dans ses tenants et ses aboutissants.

Pour partager vos recommandations, critiques ou idées suite à la lecture de notre recherche, n’hésitez pas à laisser un commentaire ou à nous contacter sur Discord ou par mail (les liens sont en haut de page).

Bibliographie

Livres

Être Écoféministe: Théories et pratiques, Jeanne Burgart Goutal​ (2020)

La puissance des mères, Fatima Ouassak (2020)

L’invention du colonialisme vert: Pour en finir avec le mythe de l’Éden africain, Guillaume Blanc (2020)

Perdre le Sud, Décoloniser la solidarité internationale, Maïka Sondarjee (2020)

Une écologie décoloniale, Malcom Ferdinand (2019)

Un féminisme décolonial, Françoise Vergès (2019)Women’s Lands, Construction d’une utopie, Françoise Flamant (2015)

L’étude présentée ci après ne se revendique pas comme un travail à visée scientifique.

Elle constitue l’aboutissement de recherches, d’échanges, de partages et de débats au sein du lab d’Eco-habitons, dans le but de concrétiser de manière exhaustive tous les tenants et aboutissants du sujet.